mercredi 23 janvier 2019

On a l'âge de ce qu'on n'a pas fait...

22 décembre 1913.
"Ma quarante-troi­sième année ! C'est vrai ! Les voilà donc qui viennent, les années que je désirais si ardemment quand j'avais vingt ans ! Les années de la quarantaine ! Les années qui mènent à la cinquan­taine ! Les dernières belles années d'un homme ! La cinquan­taine ? Ah ! du train dont la vie file, c'est demain, ou presque. Je voulais le noter l'autre jour. Ce n'est pas précisément que je ne pense jamais à mon âge. Je me figure toujours être encore un jeune homme. Non. C'est fini. La quarante-troisième année ! Le peu que j'ai fait, le peu que j'ai réalisé. J'écris ce mot réalisé parce, qu'en fait, je n'ai jamais cessé de travailler, d'avoir le cerveau actif. Si quelqu'un s'est servi de son cerveau, de son intelligence pour réfléchir, observer, regarder, retenir, s'ana­lyser, c'est bien moi. J'ai même dû à cela d'user si bien cer­taines choses qu'ensuite je n'avais plus aucune envie de les faire. B... me disait ce matin, à propos de ma constatation : « On a l'âge qu'on paraît. » On a surtout l'âge de ce qu'on a fait, de ce qu'on n'a pas fait, plutôt. Je pense ce soir qu'on a peut-être plus exactement l'âge de la force qu'on a gardée. Je puis dire alors que je suis encore jeune, car je ne sais pas encore ce qu'est la fatigue, surtout la fatigue du travail. Quand j'écris quelque chose qui me plaît, m'intéresse, je puis très aisément travailler douze heures de suite, me coucher à 2 ou 3 heures du matin, cela, au besoin, plusieurs jours de suite, sans en garder aucune fatigue physique. Je ne me sens même jamais plus léger, plus prompt. Ce qui me manque, ce qui m'a toujours manqué, c'est le désir qui pousse, le ressort qui fait agir, l'ambi­tion, un but à atteindre. A cet égard, je ne crois pas que je pourrai jamais dire que j'ai beaucoup travaillé, j'entends : littérature. J'ai surtout écrit pour mon plaisir, par saccades, par entrain passager. Cela a été pour moi une autre façon de rêver. Rêver ! Ah ! cela, je pourrai dire que je m'en serai payé, dans ma vie."

Paul Léautaud, Journal littéraire, Mercure de France.
Paul Léautaud

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