samedi 30 novembre 2019

Un "écrivain français de langue russe"...

  "Il y a quelque temps, très tard dans la nuit, alors que je travaillais, j'aperçus sur la place Saint-Augus­tin parfaitement déserte, une petite voiture, sem­blable à celle que conduisent les invalides : un véhi­cule à trois roues, assez proche du fauteuil roulant, muni d'un volant qu'il fallait pousser, puis tirer pour mettre en mouvement la chaîne reliée aux roues arrière. Très lentement, comme dans un rêve, la voiture contourna le cercle de polygones brillants et remonta le boulevard Haussmann. Je m'approchai à l'intérieur se ratatinait une petite vieille emmi­touflée; on ne voyait que son visage, rétréci, bruni, presque inhumain, et une main maigre, de même couleur, qui maniait le volant avec difficulté. J'avais déjà rencontré de tels êtres, mais seulement pendant la journée. Où allait-elle, cette ancêtre, que faisait­ elle ici à cette heure de la nuit, qui pouvait l'attendre et où ?

  Je la regardais s'éloigner, étouffé par la pitié, par un sentiment d'irrévocabilité et une curiosité dévorante qui ressemblait à la sensation physique de la soif. Bien entendu, je n'appris rien sur elle. Mais la vision de ce fauteuil roulant qui s'éloignait, son grincement monotone, si net dans l’air immobile et froid, réveilla brusquement ce désir insatiable – qui, ces dernières années, ne me quittait jamais – d’appréhender si possible les destins étrangers. Ce désir se révélait toujours vain : je n’avais pas de temps à lui consacrer. Pourtant, le regret que me donnait la conscience de cette impossibilité marqua toute ma vie. (...)"

Gaïto Gazdanov, Chemins noctures, Editions Viviane Hamy.💖

mardi 19 novembre 2019

Puis replonge dans sa misère…

29 avril 1960
(...)
   Curieuse existence que celle de l’écrivain, pauvre qui passe de son taudis, de son galetas, de son atelier, aux salons, aux cocktails, reçu en égal par des célébrités, puis replonge dans sa misère… Il faudrait avoir le courage d’aller mendier à la sortie du métro, ou devant la porte de son éditeur : on serait arrêté, cela ferait quelque bruit.
   Il faut bien dire que dès qu’on a vu votre nom dans le journal on ne vous considère plus du tout comme un homme normal. C’est un peu comme si on avait assassiné ou volé. Au début, je parlais de mes livres autour de moi. Depuis quelque temps, je cache ça comme un forfait.
   Les petits bourgeois ne peuvent s’empêcher de considérer l’écrivain comme un ennemi, une sorte de terroriste dont il faut se méfier. On vous fait de grands sourires, mais, en dessous, c’est le couteau… Le côté espion, agent de renseignements de l’écrivain. Il regarde, il observe, il prend des notes, il publie ce qu’il a vue, il dénonce. Un homme peu recommandable en quelque sorte.
(...)
   Dans le métro, deux jeunes filles parlaient de Stendhal. Je me suis approché sans en avoir l’air. Mon non, c’était d’un “scandale” qu’il s’agissait.

Roger RudigozSaute le temps, journal d'un écrivain 1960-1961, Editions Finitude.💖

dimanche 17 novembre 2019

Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde...


"Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste... Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ont dit des choses. Ils ne m’ont pas dit grand-chose. Ils sont partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde.
Hier à huit heures Mme Bérenge, la concierge, est morte. Une grande tempête s’élève de la nuit. Tout en haut, où nous sommes, la maison tremble. C’était une douce et gentille fidèle amie. Demain on l’enterre rue des Saules. Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé : « Ne vous allongez pas surtout !... Restez assise dans votre lit ! » Je me méfiais. Et puis voilà... Et puis tant pis.
Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. Je vais leur écrire qu’elle est morte Mme Bérenge à ceux qui m’ont connu, qui l’ont connue. Où sont-ils ?
Je voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits s’écroulent, que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse.
Elle savait Mme Bérenge que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne sais plus à qui écrire... Tous ces gens sont loin... Ils ont changé d’âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler toujours d’autre chose...
Vieille Mme Bérenge, son chien qui louche on le prendra, on l’emmènera...
Tout le chagrin des lettres, depuis vingt ans bientôt, s’est arrêté chez elle. Il est là dans l’odeur de la mort récente, l’incroyable aigre goût... Il vient d’éclore... Il est là... Il rôde... Il nous connaît, nous le connaissons à présent. Il ne s’en ira plus jamais. Il faut éteindre le feu dans la loge. À qui vais-je écrire ? Je n’ai plus personne. Plus un être pour recueillir doucement l’esprit gentil des morts... pour parler après ça plus doucement aux choses... Courage pour soi tout seul !
Sur la fin ma vieille bignolle, elle ne pouvait plus rien dire. Elle étouffait, elle me retenait par la main... Le facteur est entré. Il l’a vue mourir. Un petit hoquet. C’est tout. Bien des gens sont venus chez elle autrefois pour me demander. Ils sont repartis loin, très loin dans l’oubli, se chercher une âme. Le facteur a ôté son képi. Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content. (...)"

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Editions Folio.💖

vendredi 15 novembre 2019

Seul le temps agréablement perdu vaut vraiment de l’argent...

Jacques Sternberg  (c)Louis Monier
"L’a-t-on déjà dit ? Mais, de toute façon, on ne le dira jamais assez : le monde n’est qu’un gigantesque bureau. Dès que l’homme se trouve obligé de travailler pour survivre, il a toutes les chances de se retrouver dans un bureau, dans un des tiroirs de ce bureau planétaire que représente la Terre. Même s’il est suffisamment doué pour exercer des professions «sans chaînes et sans horaires impérieux» comme journaliste, écrivain, avocat, conservateur, bibliothécaire, maquettiste, directeur littéraire, publicitaire ou dessinateur, il se retrouve dans des bureaux où il passe les trois quarts de son existence. Et le bureau, inutile de le nier, c’est l’endroit clos où l’on s’ennuie le plus sûrement, celui où l’on perd sa vie en prenant du ventre et du cul, celui où la médiocrité et les mesquineries prolifèrent le plus dangereusement, le lieu qui évoque avec le plus de réalisme la succursale d’une cellule au sein d’une énorme prison : on y est d’ailleurs condamné aux travaux forcés, et généralement à perpétuité.
Projeté dans la vie sans diplômes et sans capacités particulières, j’aurai mariné dans des bureaux comme tous les minables professionnels : de vingt-deux à quarante-cinq ans. Y exerçant pendant plus de quinze ans des fonctions particulièrement obscures et débilitantes. Et toujours au minimum vital, car je n’aurai jamais réussi à creuser mon trou nulle part. Je me faisais toujours renvoyer après quelques mois ou bien je m’en allais de mon propre gré pour m’enfermer dans un bagne voisin, le temps d’atteindre la limite du supportable pour fuir et me retrouver de nouveau ailleurs.
Peu épargné par les faillites, grand spécialiste de l’échec en tous genres, défini par beaucoup de manques et peu de qualités sociales, j’ai malgré tout une réussite à mon actif, à mon acquit : dans un monde d’horaires et d’incarcérés, de barreaux et de bureaux, je suis resté un homme relativement libre. C’est une de mes seules réussites, mais j’y tiens et j’en suis fier, assez étonné aussi. J’y ai toujours tenu, car je n’ai jamais rien négligé pour la forger. J’ai toujours travaillé avec la conscience que rien ne ressemblait plus à un employé municipal qu’un écrivain – celui-là même que je voulais être –, et que l’écrivain comme l’employé ne pouvait donc être qu’un homme de bureau, un bagnard en chambre, un travailleur de la plume, un condamné à la table sur quatre pieds. Comme je n’ai jamais eu l’ambition de devenir cinéaste, maçon, régatier, photographe ou astronaute et que ma seule hantise passionnelle était d’écrire, je n’avais qu’un seul souci en assumant des emplois de bureau : passer le plus d’heures possible à écrire pour moi et le moins d’heures possible à engrosser le compte en banque de mes employeurs. Ambition simpliste mais difficile à tenir. Ma réussite est d’avoir tenu cette gageure : j’ai écrit à travers tout, contre tout, partout, presque sans cesse, même quand j’étais emballeur et en fin de compte, j’ai écrit bien plus rageusement quand j’étais employé à plein temps dans des bureaux que quand j’ai été, sur le tard, largué dans une certaine liberté.
De toute façon, être resté libre malgré les barreaux des bureaux et être plus libre que je ne l’étais dans mon passé, c’est ma façon à moi d’être «arrivé». Et j’estime que, sur ce plan, je suis arrivé bien plus loin que le P.D.G. qui se fait des millions tous les mois, mais fait du bureau forcé de 9 heures à 9 heures bien souvent, dort à peine la nuit, calcule ses échéances en rêvant, traqué par ses bilans, ne prend que huit jours de vacances par an et met fiévreusement en banque ce fameux temps-or gagné, alors que seul le temps agréablement perdu vaut vraiment de l’argent. (...)"

Jacques Sternberg, Vivre en survivant, Editions Le Bateau Ivre.💖

mercredi 13 novembre 2019

Faire de bons cadavres comme nous tous...

25 avril 1960

   Complètement assommé par le tran-tran. Mes patrons sortent d’un roman de Loti  revu et corrigé par la Comtesse de Ségur. Je ne les déteste pas, mais j’ai envie de les tuer quatre fois par jour. Les pauvres diables s’ils ne voient pas dans quel cycle infernal ils sont emportés avec leur rendement, leur production, et toutes ces bêtises qui ne les empêcheront pas de faire de bons cadavres comme nous tous! A quelques pas de chez eux se trouve une menuiserie travaillant pour les Pompes funèbres. On entend la scie mécanique débiter des planches de cercueils toute la journée. Elle hennit, elle siffle, elle chante, elle crie, c’est vraiment folichon. Les cafés du quartier sont remplis de fossoyeurs. Les voitures corbillards se croisent au carrefour du matin au soir. Un jour, le patron entendra siffler et grincer ses quatres planches sans se douter de rien.
   Je pourrais plaquer tout ça, mais ce serait alors la bohème, l’enfant et la femme dans le pétrin, les notes d’hôtel impayées, etc. Je n’écrirai plus une ligne. On ne peut pas s’installer sous un pont, avec une machine à écrire sur les genoux…

Roger Rudigoz, Saute le temps, journal d'un écrivain 1960-1961, Editions Finitude.💖

lundi 11 novembre 2019

Je ne mourus pas, et pourtant, nulle vie ne demeura...

(...)
Mort à tout ce qui est libre. C’est ce vers quoi tout tend, partout dans le monde.

Je vieillis. La cigarette allumée dans la main gauche, je suis allé pisser. J’ignore à quoi je pensais mais en ouvrant la braguette je me suis brûlé le pénis. Je vieillis.

Vieillesse : maîtresse qui vous mord à plein dentier.

Les maladies dont nous comble la vieillesse sont une grâce. Dans la vieillesse, la nature nous fait don de l’oubli, de la surdité et d’une mauvaise vue, et aussi d’un peu de confusion juste avant la mort. Les ombres qu’elle projette à l’avance sont froides et salutaires.

Un jour, dans ma jeunesse, j'avais demandé à la fille avec laquelle je sortais ce qu’elle aimait le plus faire. Je pensais qu’elle allait me répondre, faire l’amour avec toi, mais elle me répondit sans hésitation qu’elle adorait faire le ménage… J’y ai pensé aujourd’hui, plus de trente ans après, en me réveillant - sans étonnement, cette fois, devant l’insolite de sa réponse, mais frappé d’une autre stupeur : “Et je ne l’ai pas épousée ?”

Avoir quarante-cinq ou cinquante ans constitue en soi-même une raison suffisante pour se suicider. Pourquoi en discuter avec quelqu’un qui ne le comprend pas ?
(...)

Dans les vitrines des magasins : L’offre du jour. Et toute notre vie : L’offre de la nuit.
Quand crève la merde,
les cons viennent à l’enterrement.
C’est pourquoi ce monde
est sans espoir.
Mois, jamais - moi, jamais - je ne ferais jamais ça, c’est ce que j’ai toujours pensé quand on parlait de suicide devant moi. C’était une pensée stupide, une sorte de bigoterie, une sorte d’athéisme. Est-ce qu’on sait, est-ce qu’on imagine dans quelles extrémités la vie peut nous jeter ? A quoi peut nous conduire la maladie, une situation sans issue, une mort à l'état vivant (Je ne mourus pas, et pourtant, nulle vie ne demeura, comme l’écrit Dante), tout cela… et aujourd’hui je me dis parfois que le temps est venu - que je n’ai plus de raison de rester - dans cet abandon, dans cette inanité, ce délaissement. Seulement je ne peux pas mourir - pour autant que je puisse en décider - tant que subsiste un homme à qui je ne voudrais pas faire le plaisir de me survivre… Cette année il a soixante-quinze ans. C’est ainsi qu’on vit et qu’on continue à vivre, par haine.
(...)

Jan Zabrana, Toute une vie, p. 127-129, Editions Allia.💖

samedi 9 novembre 2019

RIP - Lucette Destouches 1912-2019

Louis-Ferdinand Céline et sa femme Lucette Destouches.
Source
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Ce qui menace ton érotique publicité...

Gaston Criel
"CE MATIN, Jacqueline m’a parlé doucement à l’oreille. Ça m’a donné un coup au coeur.
- Ah ça, alors! Tu n’aurais pas pu le dire plus tôt.
- T’inquiéter inutilement! J’ai essayé de me débrouiller par tous les moyens. Rien à  faire. Alors, maintenant, tu sais, je crois qu’il n’y a plus d’espoir!
- Nous voilà dans de beaux draps! Tu te rends compte! On a déjà du mal à payer le blanchisseur! Je n’ai pourtant pas envie de faire de l’esprit!
(...)
Je n’aime pas les femmes enceintes, les ventres engrossés, je trouve ça écoeurant… Et c’est moi qui l’ai fait! Demain dans le métro, il me faudra demander sa place à l’homme qui lit son journal. Pensera-t-il ce que je pense : “Vous n’êtes pas venu me chercher pour jouir! Vous n’auriez pas cédé votre place à ce moment-là! Si elle est grosse, je n’y suis pour rien! Et vous êtes le salaud qui l’a arrondie! Joli travail! Surveillez-vous, idiot!” Mais l’homme ne dira rien…
Tout ça pour cinq minutes d’oubli! Pour une petite jouissance égoïste. Quelle gloire, n’est-ce pas, de faire un enfant!
C’est si intelligent!
(...) Je commence à m’en apercevoir lorsque Jacqueline m’amène à l’amour. Les premières fois, l’idée de prendre une femme enceinte m’amusait. La curiosité passée, ça m’écoeure. Jacqueline le sait. Elle redouble d’astuces. Je suis lâche. J’y vais!
(...) Le petit paquet de chair repose sous une moustiquaire. Sa tête ratatinée ressemble à un visage de noyé.
(...) La petite chose se met à hurler.
L’odeur de sanie, le cri des gosiers nouveau-nés me noient de dégoût. Quelle connerie! Un gosse, une fille que je lançais pour une vie! C’est long, une vie!
  A côté, on se penche amoureusement sur les berceaux. Les cinq minutes de plaisir d’une cigarette, ça se jette et on n’en parle plus… Mais un gosse, une fille! Elle aura des talons hauts, des bas nylon et un vagin pour faire l’amour, pour faire un gosse!
  Les heureux papas sont là, devant l’hypertrophie du sexe… (...) Un idiot s’est laissé aller dans une fille qui avait la flemme de se lever… Un mauvais coup et le petit paquet de chair tirera sa vie d'erreur en omission…(...) Je lui en veux d’avoir pondu cet oeuf de tripes et de cris, cette petite fonction qui commence à prendre rang dans le monde de la déglutition.
(...) Encore un de gagné pour que vivent la France et la Sécurité sociale!
(...) je tordrais ces cous, ces bras, ces jambes, ces bouches, ces sexes qui dans vingt ans mélangeront leur humidité pour se prolonger. Alors qu’il en est temps encore, il faudrait leur épargner la Cinquième République, la guerre, la police…
(...) Je contemple cette vieillesse en herbe, regrettant que la mort ne la fauche avant que de croître. Étouffée dans l’oeuf, la vie reste en son bienfaisant néant.
  J’imagine ; le cordon ombilical s’entortillant autour du cou, étouffant par son lien vital le cri de la venue au monde… La petit Geneviève vomit un lait caillé par la bouche tordue de sa pomme ridée. Geneviève a la colique. De rouge, elle passe au violacé. Les petits poings se ferment et maudissent. Je suis le salaud!
(...) Pendant que Jacqueline me raconte ses histoires, une pin-up est entrée en tournant de la croupe. Des fesses bondissantes sous l’azur de la robe. Le bel animal joue de la crinière et croise haut les pattes au bord du lit d’une autre blonde à la triste figure. La femelle se penche sur l’avenir… Adieu taille de guêpe et mignons attraits… Mamelles pendantes et ventre ballonné, voilà ce qui menace ton érotique publicité. (...)"

Gaston Criel, L’Os quotidien, Les Editions du Sonneur.💖