mardi 28 février 2017

Dans le pif...

Meudon Le Jeudi 25 juin 1953,

« Non J.J. Je ne vadrouille pas, et je ne vais jamais à Paris. Je ne vais que tous les soirs aux « commissions » - c’est un supplice, remonter de Billancourt, les patates, les carottes, la viande des bêtes, 2 Kil en remontée c’est dur, à 60 ans le battant en veut plus. Je réfléchis que je suis le seul de tous les potes et ennemis connus, après tant d’avatars, à m’appuyer ce rabiot d’épreuve. Ils s’arrangent tous en pleurnichant pour ne rien foutre – même les plus miteux, soi-disant. Tu me diras parce que tu es toujours astucieux : tu as en hauteur fraîcheur et somptueuse verdure. Non, j’ai les cheminées Renault dans le pif, dont l’usine des caoutchoucs. […]»

Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Albert Paraz, 1947-1957, Nouvelle édition, p.441, ©Gallimard 2009.

lundi 27 février 2017

" Voici bientôt 5 ans que j’ai vécu sous escorte, au milieu d’une foule, que je ne me suis pas trouvé seul une heure. Etre seul est une exigence normale, comme boire et manger, autrement ce communisme imposé vous inspire la haine des hommes. "
Lettre à Mme Fonvizine écrite en février 1854. Dostoïevski, dans les notes de « Souvenirs de la maison des morts », p.501, Editions Folio.

dimanche 26 février 2017

Viens que je te lave le cul...

“[…] je me rends parfois chez les bonnes putes, et j’emploie ce mot dans son sens le plus noble, avec toute mon estime et ma gratitude, lorsqu’on prend soin de moi. […]
- Mon pauvre chéri.
J’aime. J’aime qu’on me dise mon pauvre souris… chéri, je veux dire. Je sens que je fais acte de présence.
Elle ajoute souvent :
- Enfin, tu as un regard. Au moins, avec toi, on se fait regarder. C’est pas seulement l’endroit. Allez, viens que je te lave le cul.
[…]  On me dit que ce n’était pas comme ça autrefois. La patronne du tabac rue Vialle, à qui je m’en suis ouvert, offrit une explication :
- C’est à cause des roses. Leurs feuilles sont roses comme les pétales du même nom, d’où image poétique, feuille de rose. C’était moins demandé de mon temps, mais le niveau de vie a augmenté, à cause de l’expansion et du crédit. Les richesses sont mieux réparties et plus accessibles. Oui, c’est le niveau de vie qui fait ça. Tout augmente et l’hygiène aussi. Les gâteries réservées aux privilégiés sont mieux réparties, on accède plus facilement. Et puis, il y a la prise de conscience, la banalisation, la rapidité, aussi, pour aller droit au but sans complications. De mon temps, par exemple, une jeune femme vous demandait avec tact pour suggérer : « Je te lave, mon chéri, ou tu le fais toi-même ? » et ça se passait debout, au-dessus du lavabo, elle vous savonnait la verge et vous l’amusait en même temps, pour l’accélérer. C’était très rare qu’elle vous lave le cul d’autorité, c’était pour les privilégiés. Maintenant, c’est l’hygiène avant tout, parce que ça fait assistante sociale  et prise de conscience. Elle vous fait asseoir sur le bidet et vous lave le cul d’office, parce que le niveau de vie est monté et c’est accessible à tous. Vous pouvez vous informer : c’est venu seulement il y a quinze, vingt ans, avec l’accessibilité générale de tous aux fruits du travail et de l’expansion. Avant, jamais une pute ne vous savonnait l’anus. C’était exceptionnel, pour les connaisseurs. Maintenant, tout le monde est connaisseur, on sait tout, à cause de la publicité, on sait ce qui est bon. La publicité met la marchandise en valeur. Le luxe, la feuille de rose, c’est devenu de première nécessité. Les filles savent que le client exige la feuille de rose, qu’il est au courant de la marchandise, de ses droits. […]”

Romain Gary (Emile Ajar), Gros-Câlin, Editions Gallimard/Folio, 1974.

Mes listes de lecture #1

Une liste de lecture un peu datée...

Pattaya Beach - Franck Poupart (excellent, Houellebecq en pire)
Une Histoire de la Lecture - Alberto Manguel (érudit, pas encore fini, à déguster)
L'Utilité de l'inutile. Manifeste - Nuccio Ordine (intéressant mais trop court)
Oeuvres complètes - Albert Londres (prend parti mais bonne plume, à déguster)
La Civilisation, ma Mère ! - Driss Chraïbi (excellent, chef-d'oeuvre?)
La Zone / La Valise - Sergueï Dovlatov (Bukowski russe, je simplifie un max, quoique...)
Une femme à Berlin : Journal 20 avril-22 juin 1945 - Anonyme (chef-d'oeuvre)
Regardez la neige qui tombe:  Impressions de Tchékhov - Roger Grenier (un bijou)
La rébellion - Joseph Roth (auteur à suivre)
Ebène - Ryszard Kapuscinski (chef-d'oeuvre (absolu?), cours d'ethnologie vulgarisé)
Moscou-sur-Vodka - Vénédict Erofeiev (désopilant)
Une enfance créole - Patrick Chamoiseau (3 livres, excellent pour 2/3)
Ceux de 14 - Maurice Genevoix (encore la guerre ! du côté des gradés cette fois)
Une journée d'Ivan Denissovitch - Alexandre Soljénitsyne (chef-d'oeuvre)
Le Pleurer-Rire - Henri Lopes (excellent)
Ravines du devant-jour - Raphaël Confiant (la créolité, excellent)
La rue Cases-Nègres - Joseph Zobel (excellent, (chef-d'oeuvre?))
Catch 22 - Joseph Heller (drôle mais trop long)
Les livres de Marc Safranko (distrayant, sauce Bukowski)
Eloge de l'ombre - Junichirô Tanizaki (chef-d'oeuvre ?)
Cioran/Guerne Correspondances 1961-1978 - Cioran
Cahiers - Emil Cioran (“bien plus pire” dans ses cahiers que dans ses livres :-))
L'insatiable homme-araignée - Pedro-Juan Gutierrez (plus apaisé)
Le Peuple des berges - Robert Giraud (haaaa Parissss! vu du peuple)
L'étrange Monsieur Joseph - Alphonse Boudard (la verve)

samedi 25 février 2017

C’est juste cochon...

Klarskovgaard Le 17 janvier 1951,

« Quant au sexe, mon dieu je l’ai trop en mépris vieux maquereau que je suis pour le lyriser, déifier comme ce brave confrère ! La reproduction seule me paraît grave : fabriquer un nouveau destin ! Oh là ça c’est terrible. Mais l’intromission d’un bout de barbaque dans un pertuis de barbaque j’ai jamais vu là que du grotesque, et cette gymnastique d’amour ! cette minuscule épilepsie ? Quels flaflas ! Je suis [pour] avec Lénine. C’est un bon choc biologique, mais pas chez le tuberculeux – certainement – assez fébricitant ainsi – C’est du petit suicide. Le mec qui bande pour moi tu vois, c’est un client. Son chou-fleur à deux mains qu’attend qu’on lui raconte une histoire ! l’a ! l’amour ! Pas plus con ! Le vagin tabernacle ! Ils m’écœurent ! Pas que je méprise la beauté des dames retiens ! de loin ! Je suis de la cuisse comme pas ! Grec (pas homo !) adulateur des Dianes ! fétichiste des danseuses ! Mais c’est le sentiment là-dedans que je trouve l’ignoble mélange ! pas à sa place du tout ! ah païen ! je mélange pas. Le coup de filer ses 10 cc de sperme dans une moule je vois pas la Prière ! le grave : le môme ! cela seul est grave – le reste c’est juste cochon – Pourquoi pas certes ! Mais sans blablas ! »

Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Albert Paraz, 1947-1957, Nouvelle édition, p.340, ©Gallimard 2009.

vendredi 24 février 2017

Je la suce comme un bonbon...

« Voilà trente-cinq and que je travaille dans le vieux papier, et c’est toute ma love story. Voilà trente-cinq ans que je presse des livres et du vieux papier, trente-cinq que, lentement, je m’encrasse de lettres, si bien que je ressemble aux encyclopédies dont pendant tout ce temps j’ai bien comprimé trois tonnes ; je suis une cruche pleine d’eau  vive et d’eau morte, je n’ai qu’à me baisser un peu pour qu’un flot de belles pensées se mette à couler de moi ; instruit malgré moi, je ne sais même pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j’ai lues. C’est ainsi que, pendant ces trente-cinq ans, je me suis branché au monde qui m’entoure : car moi, lorsque je lis, je ne lis pas vraiment, je ramasse du bec une belle phrase et je la suce comme un bonbon, je la sirote comme un petit verre de liqueur jusqu’à ce que l’idée se dissolve en moi comme l’alcool ; elle s’infiltre si lentement qu’elle n’imbibe pas seulement mon cerveau et mon cœur, elle pulse cahin-caha jusqu’aux racines de mes veines, jusqu’aux radicelles des capillaires. Et c’est comme ça qu’en un seul mois je compresse bien deux tonnes de livres, mais pour trouver la force de faire mon travail, ce travail béni de Dieu, j’ai bu tant de bière pendant ces trente-cinq ans qu’on pourrait en remplir une piscine olympique, tout un parc de bacs à carpes de Noël. […]»

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, 1976, Editions Robert Laffont/Pavillons Poche.

jeudi 23 février 2017

Cet alpinisme des paresseux...

Emil Cioran
“ Avant d’être une erreur de fond, la vie est une faute de goût que la mort ni même la poésie ne parviennent à corriger. ”

“ Être moderne, c’est bricoler dans l’Incurable. ”

“ Le sceptique voudrait bien souffrir, comme le reste des hommes, pour les chimères qui font vivre. Il n’y parvient pas : c’est un martyr du bon sens. ”

“ Technique que nous pratiquons à nos dépens, la psychanalyse dégrade nos risques, nos dangers, nos gouffres ; elle nous dépouille de nos impuretés, de tout ce qui nous rendait curieux de nous-mêmes. ”

“ Le Réel me donne de l’asthme. ”

“ La leucémie est le jardin où fleurit Dieu. ”

Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter.

Grâce à la mélancolie — cet alpinisme des paresseux — nous escaladons de notre lit tous les sommets et rêvons au-dessus de tous les précipices. ”

“ S’ennuyer c’est chiquer du temps. ”

Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, Folio, 1952.

mercredi 22 février 2017

le jeu de la baise

un truc vraiment horrible,
c’est
de se retrouver au lit
nuit après nuit
avec une femme que l’on n’a plus
envie de baiser.

elles vieillissent, elles ne ressemblent plus
à rien - elles ont même tendance à
ronfler, à perdre
leur entrain.

alors, dans le lit, il arrive qu’en se retournant,
vos pieds touchent parfois les siens -
bon sang, c’est affreux ! -
et la nuit est là dehors
derrière les rideaux
qui vous enferme ensemble
dans la
tombe.

et le matin vous allez dans la
salle de bains, passez dans le couloir, parlez,
tenez des propos bizarres sur des oeufs frits et des moteurs
à démarrer.

mais assis face à face
il y a 2 étrangers
fourrant des toasts dans leurs bouches
brûlant leurs têtes et leurs tripes douloureuses avec du
café.

dans 10 millions de foyers en Amérique
c’est la même chose :
deux vies desséchées s’appuyant l’une sur
l’autre
et nulle part où
aller.

vous montez dans la voiture
vous vous rendez au boulot
et là-bas il y a encore plus d’étrangers, la plupart
maris et femmes de quelqu’un
d’autre, et à côté de la guillotine du travail, ils
flirtent et plaisantent et se pincent, et parfois même
réussissent à aller baiser en vitesse quelque part -
ils ne peuvent pas le faire chez eux -
puis ils
retournent chez eux
en attendant Noël ou la fête du travail ou
dimanche ou
quelque chose.

Charles Bukowski, Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines (The Days Run Away Like Wild Horses Over the Hills, 1969) ©Editions du Rocher pour la traduction française, 2008.

mardi 21 février 2017

Jules Renard - Journal (1887-1910)

Jules Renard et sa femme en 1908 
Photo de Sacha Guitry 
“ Toute femme contient une belle-mère. ”

“ Papa a maintenant de ces réponses :
 - Votre baromètre est-il à la pluie, M. Renard ?
 - A la pluie ? Oh ! non, il n'est pas à la pluie ! Au contraire, il est dans la cuisine, bien au sec. ”

“- Qu'est-ce qu'il fait donc, Jules ?
 - Il travaille.
 - Oui, il travaille. A quoi donc ?
 - Je vous l'ai dit : à son livre.
 - Faut donc si longtemps que ça, pour copier un livre ?
 - Il ne le copie pas : il l'invente.
 - Il l'invente ! Alors, c'est donc pas vrai, ce qu'on met dans les livres ?”

“[…] quiconque lit trop ne retient rien. Choisis ton homme. Relis, relis-le pour te l'assimiler, le digérer. Comprendre, c'est égaler. Être l'égal de Taine, par exemple, c'est déjà joli. ”

“ Le sommeil est la halle aux souvenirs. Il favorise leur retour. Il est leur lieu de rendez-vous. ”

“ Femme pareille à une cheminée. Il est temps de lever ta robe : le feu doit être pris. ”

“  Il y a des gens qui donnent un conseil comme on donne un coup de poing. On en saigne un peu, et on riposte en ne le suivant pas. ”

“[…] et nous entendions avec douleur sonner entre ses doigts les baisers des républiques d'argent entrechoquées avec bruit. ”

“ Les romanciers parlent souvent de l'odeur de la femme habillée qu'on approche d'un peu près. Il faudrait s'entendre : ou la femme se sert de parfums, et ce n'est pas elle qui fleure, ou cette odeur provient des aisselles et du bas-ventre, et alors c'est qu'elle ne se lave pas. La femme saine et propre ne sent rien, heureusement ! ”

“ On entre dans un livre comme dans un wagon, avec des coups d'oeil en arrière, des hésitations, l'ennui de changer de lieu et d'idées. Quel sera le voyage ? Quel sera ce livre ? ”

lundi 20 février 2017

N’est pas avare de rigoladeries...

« Nous ne craignons rien tant que le cri douloureux de l’oiseau-Cohé, celui que les Blancs-France nomment engoulevent.
  Il peuple de son spectre la prophétie des nuits.
 Grand-mère, Man Yise, qui peigne sa natte de mulâtresse jusqu’à la cambrure de ses reins, devient soudainement inquiète à la brune du soir. Elle s’assoit sur le pas de la porte, scrutant le faîte des arbres vénérables – zamanas, flamboyants, mahoganys – qui ceinturent notre demeure. De temps en temps, elle lève les yeux au ciel et murmure ce que tu prends pour une prière chrétienne et que, bien plus tard, tu apprends être une terrible conjuration de négresse-Congo.
  Si nous sommes au beau mitan de la saison d’hivernage, son angoisse est forcément brève mais quand le carême instaure un jour qu’on aurait juré infinissable, elle nous couche, nous la marmaille, aussitôt que les muletiers ont amarré leurs montures.
  L’oiseau-Cohé annonce la mort. Chez nous, ce travail n’est point dévolu aux chiens car, pour autant que tu t’en souviennes, ils jappent encore par la queue.
  L’oiseau-Cohé possède des yeux de marcouchat : il transperce la noireté de la nuit. Il ne tisse pas de nid et pond dans le giron de la terre dont il se nourrit. Ses plumes d’obsidienne sont tiquetées de sang. Sa bouche qu’il ne ferme jamais est un sexe de femme, une grande coucoune, qui peut vous dévorer.
  Au quartier Macédoine, on nous encourage à le débusquer le jour pour l’abattre à coups d’arbalète mais nos puînés savent fort bien qu’il ne sort point dans la lumière. Le jour, il sommeille dans le ventre de la lune.
  Grand-père, qui n’est pas avare de rigoladeries, nous lance :
  «Hon ! Cet oiseau-là n’existe que dans la tête-calebasse des femmes. Moi-même, je ne l’ai jamais vu ni entendu alors, mes bougres, si ça vous arrive, prévenez-moi tout de suite et je me fais abbé. Ha-ha-ha !»
  Il feint d’oublier que ce qu’on ignore est plus grand que soi et que l’on peut attendre l’oiseau-Cohé toute la longueur de sa vie. […]»

Raphaël Confiant, Ravines du devant-jour, 1993, Editions Folio.

dimanche 19 février 2017

" Une fois n'est pas coutume.
Formule d'absolution à l'usage des bourgeois. Tout va bien si la coutume n'est pas implantée. L'essentiel c'est de ne tuer son père qu'une fois. "
Léon Bloy, Exégèse des Lieux Communs.

Frédéric Dard (1921-2000)

Frédéric Dard

samedi 18 février 2017

Alphonse Boudard (1925-2000)

Alphonse Boudard

" Les ouvriers, on devrait tous les passer à la mitrailleuse. "
Knut Hamsun.

En un seul soir de grimaces...

Octave Mirbeau
« Aujourd'hui où l'on ne s'intéresse plus à rien, on s'intéresse au comédien […] tout le monde, en chœur, chante la gloire du comédien. Alors qu'un artiste ou qu'un écrivain met vingt ans de travail, de misère et de génie à sortir de la foule, lui, en un seul soir de grimaces, a conquis la terre. Il y promène, en roi absolu, au bruit des acclamations, sa face grimée et flétrie par le fard; il y étale ses costumes de carnaval et ses impudentes fatuités. Et de fait il est roi, le comédien. Avec le bois pourri de ses tréteaux il s'est bâti un trône, ou plutôt le public- ce public de décadents que nous sommes- lui a bâti un trône. Et il s'y pavane, insolent; il s'y vautre, stupide, se faisant un sceptre du bec usé de sa seringue, et couronnant sa figure d'eunuque vicieux d'une ridicule couronne de carton peint. »

Octave Mirbeau, d'une grande modernité...

vendredi 17 février 2017

Que pour ça !…

Octave Mirbeau
“ Mon père et ma mère moururent, le même jour, emportés dans une épidémie de choléra. Ma douleur fut grande, et je ne saurais la décrire. Devant la soudaineté de cette catastrophe, j’oubliai tous les petits griefs que je croyais avoir contre mes parents, et je m’abandonnai, sans réserve, aux larmes. Jamais je n’aurais pensé que je puisse les aimer autant. Il y a des sentiments inconnus qui dorment dans le cœur de l’homme, comme un trésor d’avare dans la terre. Ils ne se réveillent qu’aux grands coups de pioche du malheur. Et de ces coups de pioche, ah! comme mon cœur en fut labouré! ”

“ Dire qu’il y a des gens qui ne pensent qu’à ça, qui ne font que ça!… Des gens pour qui, toute la vie, c’est cette minute de félicité trompeuse et ridicule!… Des poètes qui prennent cette croupe fétide pour l’étoile magique!… Dire qu’on ne travaille, qu’on ne vole, qu’on ne tue, que pour ça!… Sais-tu pourquoi je n’ai jamais eu d’ami, d’autre ami que toi?… C’est parce que tous les jeunes gens que j’aurais pu aimer m’accablaient du récit de leurs prouesses érotiques!… ”

“ Mais, nom d’un chien! il y a autre chose, pourtant, que de vautrer sa chair sur la chair d’une femelle impure et pâmée!… Et il semblait prendre à témoin la nuit, le ciel scintillant, le mystère des ombres dans l’intervalle des clartés qui frissonnaient, qui battaient sur les maisons comme de minces écharpes soulevées par une brise légère. — Car enfin, as-tu rigolé, toi, voyons!… As-tu senti dans tes reins la secousse merveilleuse qui vous ouvre la porte du paradis?… Quelle blague! Quelle sale blague!… Et, pourtant, c’est amusant, ces maisons-là… On ne devrait y venir qu’en peintre, et non en imbécile rigoleur!… Ce qui gâte l’étrangeté puissante, la splendeur macabre de ce spectacle, c’est l’acte idiot, auquel on se croit obligé de sacrifier!… Ce bariolage de tons, ces fouillis de la misère crue, ces lambeaux de chair et de transparentes étoffes qui se répercutent dans les glaces!… Et ce qu’on entrevoit par les portes ouvertes, dans le rouge sombre des escaliers, un torse nu qui passe, une cuisse mate, dans un mouvement de fuite, coupé par la ligne d’une portière, des ébouriffements de chevelures rouges, et l’apparition de ces visages plâtreux, maquillés comme les morts d’Égypte!… Et rendre la tristesse, l’épouvantable et rutilante tristesse de cet encan!… l’angoisse qui vous prend à la vue de cette viande parée, lavée, décorée de fleurs fausses, comme à l’étal d’une boucherie!… C’est beau, oui, c’est beau!… Mais tout de même, j’aime mieux les fleurs, les brumes sur les coteaux, tout ce rêve de pureté, d’atmosphère colorée et limpide, qui voile d’émerveillantes féeries l’âpre réalité de la vie… Voyons, toi, est-ce que ça t’amuse, les femmes?… Est-ce que tu vas, comme les autres, te noyer dans les fleurs blanches de l’amour? Pourquoi ne dis-tu rien? ”

Octave Mirbeau, Dans le ciel, dans “L'Écho de Paris” en 1892-1893.

jeudi 16 février 2017

" L’anonymat : préparation à la mort. N’être déjà plus personne.
Tout a un nom. Les rues ont un nom – les chevaux, les chiens, les ministres. Même Dieu. Il s’appelle Dieu. C’est comme ça qu’on l’appelle. Il ne répond pas, c’est son affaire, mais il n’a pas tout à fait réussi à devenir anonyme. […]"

Georges Hyvernaud, Lettre anonyme, Editions Le Dilettante, p.11.

mercredi 15 février 2017

L’onanisme moral des adorations...

«[…] La nature ne dit rien à l’enfant ni au jeune homme. Pour en comprendre l’infinie beauté, il faut la regarder avec des yeux déjà vieillis, avec un cœur qui a aimé, qui a souffert. […]»

«[…] Qu’est-ce que tu dois chercher dans la vie ?… Le bonheur… Et tu ne peux l’obtenir qu’en exerçant ton corps, ce qui donne la santé, et en te fourrant dans la cervelle le moins d’idées possible, car les idées troublent le repos et vous incitent à des actions inutiles toujours, toujours douloureuses, et souvent criminelles… Ne pas sentir ton moi, être une chose insaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer une goutte d’eau qui tombe du nuage, tel sera le but de tes efforts… Je t’avertis que ce n’est point facile d’y atteindre, et l’on arrive plus aisément à fabriquer un Jésus-Christ, un Mahomet, un Napoléon, qu’un Rien… Ecoute-moi donc… Tu réduiras tes connaissances du fonctionnement de l’humanité au strict nécessaire : 1° L’homme est une bête méchante et stupide ; 2° La justice est une infamie ; 3° L’amour est une cochonnerie ; 4° Dieu est une chimère… Tu aimeras la nature ; l’adoreras même, si cela te plaît, non point à la façon des artistes ou des savants qui ont l’audace imbécile de chercher à l’exprimer avec des rythmes, ou de l’expliquer avec des formules ; tu l’adoreras d’une adoration de brute, comme les dévotes, le Dieu qu’elles ne discutent point. S’il te prend la fantaisie orgueilleuse d’en vouloir pénétrer l’indévoilable secret, d’en sonder l’insondable mystère… adieu le bonheur ! […]»

«[…] Les religions – la religion catholique, surtout – se sont faites les grandes entremetteuses de l’amour… Sous prétexte d’en adoucir le côté brutal – qui est le seul héroïque -, elles en ont développé le côté pervers et malsain, par la sensualité des musiques et des parfums, par le mysticisme des prières et l’onanisme moral des adorations… […]»

Octave Mirbeau, L’Abbé Jules, Editions Milles Pages/Mercure de France, 1888.

mardi 14 février 2017

" On doit toujours être mécontent, pas seulement de quelque chose : de tout. Les gens satisfaits sont des gens éteints. "
Paul Léautaud, Journal particulier 1933, Mercure de France.

On vole...

Sergueï DovlatovLa Valise, Editions du rocher.

lundi 13 février 2017

Comme une stupide et cruelle brute...

"[…] Tout cela est désormais fini ; la bourgeoisie a remplacé la noblesse sombrée dans le gâtisme ou dans l’ordure ; c’est à elle que nous devons l’immonde éclosion des sociétés de gymnastique et de ribote, les cercles de paris mutuels et de courses. Aujourd’hui, le négociant n’a plus qu’un but, exploiter l’ouvrier, fabriquer de la camelote, tromper sur la qualité de la marchandise, frauder sur le poids des denrées qu’il vend.
Quant au peuple, on lui a enlevé l’indispensable crainte du vieil enfer et, du même coup, on lui a notifié qu’il ne devait plus, après sa mort, espérer une compensation quelconque à ses souffrances et à ses maux. Alors il bousille un travail mal payé et il boit. De temps en temps, lorsqu’il s’est ingurgité des liquides trop véhéments, il se soulève et alors on l’assomme, car une fois lâché, il se révèle comme une stupide et cruelle brute ! […]"

J.-K. Huysmans, Là-bas, p.130, Editions GF Flammarion, 1891.

dimanche 12 février 2017

samedi 11 février 2017

« Picolo te reconnaît bien, tu sais, m’a dit Tante Julia. Picolo, c’est le chien. Baveux, chassieux, ignoble, il tremblote sur un coussin. C’est un amour, dit la tante qui se déplace autour de la table dans son épaisse odeur de vaseline. L’Oncle me demande si j’ai maigri. On ne manque jamais de me demander si j’ai maigri, c’est réglé. Je réponds : Oui, j’ai perdu quinze kilos. Tant que ça, fait l’Oncle. Ce n’est pas comme le fils du boucher, il ne s’est jamais si bien porté que là-bas ; mais Bourdier, tu te rappelles le gros Bourdier, celui qui est aux Assurances sociales, lui alors c’est incroyable ce qu’il a décollé, il fait pitié.

 Ils me regardent tous comme pour chercher où je peux bien cacher ces quinze kilos qui me manquent. Il y a Merlandon. Il y a Ginette et son fiancé, le Vétérinaire. Et Pierre. Pierre explique au vétérinaire qu’il prend des petites pilules rose pour son foie. Deux chaque matin. Il ne sait pas ce qu’ils y mettent, dans ces pilules, mais elles lui font du bien, on ne peut pas dire.

 Merlandon me verse du bourgogne. «Tu n’en buvais pas comme celui-là au camp.» Il rigole, je rigole, elle est bien bonne. «J’en réservais une bouteille pour ton retour, précise l’Oncle en clignant de l’œil. N’est-ce pas Julia ? Je disais tout le temps : il faut en garder une bouteille pour son retour.» On trinque. A la santé du prisonnier. On retrinque. C’est le moment où la Famille, gonflée de dinde et de bourgogne, s’étale, se débraille un peu, se sent lourde, assise, massive, éternelle. […]»

Georges Hyvernaud, La peau et les os, 1949, Editions Pocket/Best.

vendredi 10 février 2017

"La p’tite Amélie
M’avait bien promis
Trois poils de son cul pour en faire un tapis.
Les poils sont tombés.
L’tapis est foutu.
La p’tite Amélie n’a plus de poil au cul."

Georges Hyvernaud, Carnets d’oflag, Editions Le Dilettante, p.35.

jeudi 9 février 2017

un problème de tempérament

j’ai écouté la radio toute la nuit du 17.
et les voisins ont applaudi
et la proprio a frappé à ma porte
et a dit
S’IL VOUS PLAIT
S’IL VOUS PLAIT
S’IL VOUS PLAIT
DEGUERPISSEZ,
vous salissez les draps
d’où vient le sang ?
vous ne travaillez jamais.
vous vous prélassez vous parlez à la radio
et vous buvez
et vous avez une barbe
et vous souriez tout le temps d’un air narquois
et vous amenez ces femmes
dans votre chambre
et vous ne vous peignez jamais
et ne cirez pas vos chaussures
et vos chemises sont toutes froissées

pourquoi ne vous en allez-vous pas ?
vous rendez les voisins
malheureux,
s’il vous plaît rendez-nous heureux
déguerpissez !

va au diable, bébé, ai-je sifflé à travers
le trou de la serrure ; mon loyer est payé jusqu’à
mercredi. puis-je vous montrer une aquarelle de
nu peinte en 1887 par un artiste allemand
inconnu ? je l’ai fait assurer pour
1000 $.

sans se laisser fléchir, elle a continué à taper du pied dans le couloir.
pas une artiste, elle. j’aimerais
bien la voir dans le nu, pourtant.
peut-être pourrais-je peindre mon chemin
vers la liberté. non ?

Charles Bukowski, Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines (The Days Run Away Like Wild Horses Over the Hills, 1969) ©Editions du Rocher pour la traduction française, 2008.

mercredi 8 février 2017

"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l’a dans le cul !"
Louis-Ferdinand Céline, Lettre à Albert Naud.

mardi 7 février 2017

Une bibliothèque...

Jacques Sternberg
"Je trouve qu’une bibliothèque, c’est un des plus beaux paysages du monde."
Jacques Sternberg, Vivre en survivant, 1977.

lundi 6 février 2017

dimanche 5 février 2017

Sergueï Dovlatov (1941-1990)

Sergueï Dovlatov

Ce qui est difficile est emmerdant...

A Gerald Locklin
22 juin 1987
« Eh bien, j’ai toujours préféré la phrase simple et nue parce que j’ai toujours eu le sentiment que la Littérature, celle d’aujourd’hui et celle des siècles passés, était en grande partie truquée, tu vois, comme les combats de catch. Même ceux qui ont duré des siècles (avec quelques exceptions) m’ont donné l’étrange sentiment de m’être fait arnaquer. En fait, j’ai l’impression qu’il serait plus difficile de mentir avec la phrase nue, ça se lit d’ailleurs plus facilement, et ce qui est facile est bon et ce qui est difficile est emmerdant. (Ca m’est resté des usines et de la fréquentation des femmes.)
Ainsi, Fante m’a donné la phrase sensible, Hemingway la phrase qui ne demande rien, Thurber la phrase qui se moque de ce qu’a fait l’esprit qui n’y pouvait rien faire ; Saroyan la phrase qui s’aime elle-même ; Céline la phrase qui coupe la page comme un rasoir ; Sherwood Anderson la phrase qui parle au-delà de la phrase. Je pense leur avoir à tous emprunté quelque chose et je n’ai pas honte de l’admettre. J’espère seulement avoir ajouté mon nom aux leurs, quoi ? Si je savais ce que je fais, je ne pourrais pas aller plus loin. […]» p357-358

Charles Bukowski, Correspondance 1958-1994, ©Editions Grasset. Trad. M.Hortemel

samedi 4 février 2017

Romain Gary (1914-1980)

Romain Gary

Sans jamais en toucher le fond...

Henri Calet
“ J’ai en ma possession deux photos d’amateur remontant à cette période berckoise. Elles sont quelque peu déteintes, comme gommées par le frottement du temps. Sur l’une d’elles, nous formons un groupe sur un bateau de pêche, à marée basse. Je reconnais la petite Jacqueline à son chapeau « Jean Bart ». C’est elle qui, sur une fin d’après-midi d’arrière-saison que nous nous ennuyions, me montra ce qu’il y avait sous sa culotte à festons, entre ses jambes : rien du tout, un vide qui, sur l’instant, ne me fit pas grande impression. J’ignorais que cela dût avoir une telle importance dans la suite et que j’allais, ma vie durant, fouiller, touiller là-dedans, interminablement, sans jamais en toucher le fond. ”

“ « On est venu au monde tout nu, le reste c’est du bénéfice. » ”

“ La vie, en définitive, c’est vite fait et c’est bientôt dit. La vie, un petit mot d’une syllabe, presque un soupir. ”

Henri Calet, Le tout sur le tout, Editions Gallimard.

vendredi 3 février 2017

Le rire est la plus terrible des armes...

«Est-ce absurde de vouloir souffrir ? Qui ne voit pas que les souffrances sont des quantités négatives diminuant la somme de ce que nous appelons le bonheur ?» p.134

«Les hommes sont comme les romans : avant la dernière page, on ne sait jamais comment ils finiront. Autrement cela ne vaudrait pas la peine de les lire.» p.155

«Les enfants sont les seuls philosophes qui soient hardis. Et les philosophes hardis sont nécessairement des enfants. Il faut être comme des enfants, il faut toujours demander : «Et après, quoi ?» » p.166

«[…] Je me rendis compte alors, par expérience personnelle, que le rire est la plus terrible des armes, on peut tout tuer par le rire, même le meurtre.» p.196

Eugène Zamiatine, Nous autres, Editions Gallimard/L’imaginaire, 1920.

jeudi 2 février 2017

Les joies du goulag...

« On ne montrait pas le thermomètre aux travailleurs : c’était d’ailleurs parfaitement inutile : il fallait sortir quelle que fût la température. En outre, les anciens se passaient de thermomètre : s’il y a du brouillard, il fait quarante degrés au-dessous de zéro ; si on respire sans trop de peine, mais que l’air s’exhale avec bruit, cela veut dire qu’il fait moins quarante-cinq ; si la respiration est bruyante et s’accompagne d’un essoufflement visible, il fait moins cinquante. Au-dessous de moins cinquante, un crachat gèle au vol. Cela faisait déjà deux semaines que les crachats gelaient au vol.»


Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, p.36, Editions Verdier.

mercredi 1 février 2017

Le chat...

Là-basJ.-K. Huysmans.
"— Ah ! je sais bien que ça ne te plaît pas à toi que je fasse la grasse matinée, dit-il, s’adressant à son chat qui, étendu sur la courtepointe, à ses pieds, le regardait fixement avec des yeux très noirs.

Cette bête était affectueuse et câline, mais maniaque et retorse ; elle n’admettait aucune fantaisie, aucun écart, entendait que l’on se levât et que l’on se couchât à la même heure ; et, très nettement elle faisait, lorsqu’elle était mécontente, passer, dans la sombreur de son regard, des nuances irritées, sur le sens desquelles son maître ne se trompait point.

Rentrait-il avant onze heures du soir, elle l’attendait dans le vestibule, à la porte, griffait le bois, miaulait avant même qu’il n’eût pénétré dans la pièce ; puis elle roulait de langoureuses prunelles d’or vert, se frottait contre ses culottes, sautait sur les meubles, se dressait tout debout, simulant le petit cheval qui se cabre, lui envoyait lorsqu’il s’approchait, par amitié, de grands coups de tête ; passé onze heures, elle n’allait plus au-devant de lui, se bornait à se lever alors qu’il arrivait près d’elle, faisait encore le gros dos, mais ne caressait pas ; plus tard encore, elle ne bougeait et elle se plaignait et grognait, s’il se permettait de lui lisser le dessus de la tête ou de lui gratter le dessous du cou.

Ce matin-là, elle s’impatienta de cette paresse, se mit sur son séant, se gonfla, puis s’approcha sournoisement et s’assit à deux pas de la figure de son maître, le dévisageant d’un oeil atrocement faux, lui signifiant qu’il eût à déguerpir, à lui laisser la place chaude.

Amusé par ce manège, Durtal ne bougea, regardant le chat, à son tour. Il était énorme, commun et pourtant bizarre, avec sa robe mi-partie roussâtre comme la cendre du vieux coke et grise comme le poil des balais neufs, avec çà et là de petits floquets blancs tels que ces peluches qui voltigent sur les tisons morts. C’était un très authentique chat de gouttière, haut sur pattes, long, à tête de fauve, très régulièrement strié d’ondes d’ébène qui cerclaient les pattes de bracelets noirs, allongeaient les yeux par deux grands zigzags d’encre.

— Malgré ton caractère de rabat-joie, de vieux garçon monomane et sans patience, tu es tout de même gentil, fit Durtal, d’un ton insinuant, pour l’amadouer ; puis, il y a assez longtemps que je te raconte ce que chacun se tait ; tu es l’évier de mon âme, toi, le confesseur inattentif et indulgent qui approuve, vaguement, sans surprise, les méfaits d’esprit qu’on lui avoue, afin de se soulager, sans qu’il en coûte ! Au fond, c’est là ta raison d’être, tu es l’exutoire spirituel de la solitude et du célibat ; aussi, je te gave d’attentions et de soins ; mais cela n’empêche qu’avec tes bouderies tu ne sois souvent, ainsi que ce matin, par exemple, insupportable !"

J.-K. Huysmans, Là-bas, p.91-92, Editions GF Flammarion, 1891.