jeudi 30 mai 2019

Un hémisphère dans une chevelure

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur. 

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869.

samedi 25 mai 2019

Écrire pour vivre... ou Vivre pour écrire ?


" Comme dans un roman de Gabriel García Márquez (1927-2014), se croisent dans ce documentaire une foule de personnages pétillants d'intelligence et de vie, de savoureuses anecdotes, des histoires de famille déchirantes et des amours chevaleresques. Mais de ce foisonnement émerge un portrait étonnamment limpide de l'écrivain colombien devenu l'une des grandes voix de l'Amérique latine.
Comme dans un roman de Gabriel García Márquez, se croisent dans ce film une foule de personnages pétillants d'intelligence et de vie, d'innombrables péripéties, de savoureuses anecdotes, des histoires de famille déchirantes et des amours chevaleresques. Mais de ce foisonnement émerge un portrait étonnamment limpide de l'écrivain colombien devenu l'une des grandes voix de l'Amérique latine, comme un voyage au long cours sur le Magdalena, le formidable fleuve aux eaux chocolat qui baigna sa jeunesse caribéenne. Le périple commence inévitablement sur les rives de celui-ci, à Aracataca, la bourgade où l'écrivain passa les neuf premières années de sa vie, "entre réalité et magie", dans la demeure pleine de mystères de ses grands-parents, qu'il habitera toute sa vie dans ses rêves. Dans Cent ans de solitude, le roman qui, en 1967, pour ses 40 ans, lui a valu une gloire soudaine, il fera d'Aracataca la métaphore de tout un continent. "
Source

A voir...

jeudi 23 mai 2019

Je ressemblerai à Voltaire...

2 juillet 1943.
" Quelle fin de vie j'aurai ? Quand je suis seul chez moi, d'une tris­tesse profonde, qui m'atteint jusque dans mon travail. Soixante-douze ans et demi ! J'ai beau me porter fort bien, trotter, porter mes charges, faire les corvées de ma maison sans aucune fatigue, et avoir gardé toute ma verve et le piquant de mes propos en société, la vieillesse m'affecte profondément, et la pensée de la mort. Ma vue est devenue très mauvaise. Moi qui écrivais si rapi­dement, il me faut écrire le nez sur mon papier, sans toujours bien voir ce que j'écris. Et une autre chose pire. Depuis deux ans, ou plus, je n'ai plus que deux dents au maxillaire supérieur : une, postiche, qui tient à peine, l'autre qui bouge. J'ai un appareil à ce maxillaire, - je n'ai pu supporter celui que je m'étais fait faire pour le maxillaire inférieur, qui n'avait rien pour le tenir, qui, de plus, me viciait le goût de tout, - qui tient à ces deux dents. J'ai gardé jusqu'ici le visage sans déformation de ce fait. J'ai rendez-vous environ tous les deux mois chez mon dentiste, pour surveiller. J'en avais un aujourd'hui. Il me fait prévoir que la dent postiche va me lâcher un jour ou l'autre. Que ce sera le tour, un jour, de l'unique dent vraie qui me restera. Ce jour-là, comment tiendra l'appareil ? Il ne tiendra pas. Il se promènera dans ma bouche. Je devrai même l'enlever pour manger. Je serai joli, alors. C'est pour le coup que je ressemblerai à Voltaire, - s'il est vrai que je lui ressemble ? - ou au portrait par Rouveyre, le portrait à la canne, si comiquement anticipé, - il est de 1923. Ce jour-là, je crois bien que je m'enfermerai chez moi, en tout cas que je n'accepterai plus aucune invitation à déjeuner où que ce soit. "

Paul Léautaud, Journal littéraire, Mercure de France.

mardi 21 mai 2019

Pour évoquer Robert Giraud dit Monsieur Bob...

J’ai connu Bob dans les années 69, parce qu’on fréquentait le même rade, les Négociants. Bob venait de quitter la rue Visconti, à Saint-Germain des-Prés, pour un petit appartement au 55 de la rue Ramey, pas loin de Montmartre, et il était devenu assidu de cet endroit – fréquenté également par Yves Martin, le poète. Il en appréciait le comptoir-fer à cheval, comme on les désigne d’après leur forme. Ils sont rares dans Paris et propices aux conversations. J’y suis pour ma part resté accoudé pendant vingt-huit ans. Il aimait aussi beaucoup le tenancier, le père Tricoche, qui faisait la meilleure omelette de Paris et qui avait d’ailleurs décroché le prix du meilleur pot grâce à Bob, qui faisait partie de l’Académie Rabelais. 

Vous vous retrouviez uniquement aux Négociants ?

Non, je suis montmartrois mais je descends parfois à Paris. On a aussi beaucoup arrosé ailleurs. C’est bien simple, Bob connaissait tous les rades de Paris pour des raisons professionnelles: il était critique pour L’Auvergnat de Paris et tenait la page centrale consacrée aux bistrots. Mais il se ménageait.
Au moment de votre rencontre, plus précisément entre 71 et 81, Giraud publie très peu. Il continue à écrire ? Il était en contrat avec Denoël mais ne leur a pas donné grand-chose. Il y a eu quelques rééditions – Le Vin des rues illustré par Doisneau par exemple – mais il écrivait peu. Il continuait bien à écrire des poèmes de temps en temps, mais étant un modeste, pas un m’as-tu-vu de la littérature, il n’en parlait presque pas. Par contre, il passait son temps à raconter des anecdotes aux copains puis leur demandait s’ils les jugeaient publiables. C’est comme ça qu’il a préparé Les Lumières du zinc.

Tout en menant ses travaux d’érudition sur la marge ?

Oui : il classait des montagnes de documents, de photographies, de coupures de presse – sur les prostituées, sur les Gitans, qu’il connaissait bien et avec lesquels il avait partagé le niglo, etc. – dans des boîtes à chaussures. À l’époque, les gens travaillaient comme ça. Regarde Caradec, par exemple. Chez lui, il y avait aussi de jolis petits livres : il était collectionneur et avait pu se payer son appartement de la rue Ramey en revendant sa collection de cartes postales. Il faut imaginer un peu la collection !

Et c’est le jeudi qu’il sortait de son ascèse ?

Pas forcément le jeudi, mais c’était quand même souvent le cas. Le reste du temps, il restait chez lui, travaillait, et buvait du thé noir, très fort. Et quand il sortait, il buvait de petits verres, qui pouvaient durer des heures. Il appréciait par exemple le seul bistrot de Paris à servir des verres de 8 cl. Il avait des stratégies pour ne pas être saoul. Enfin, je l’ai quand même ramené plusieurs fois chez lui assez fatigué : un jour qu’il remontait à quatre pattes au petit matin l’escalier étroit qui menait chez lui, il s’est cogné sur des jambes de femme. «Excusez-moi, Madame, je suis désolé », a-t-il alors lancé à Paulette, sa femme, qu’il n’avait pas reconnue.

Hors du XVIIIe  arrondissement, vous alliez où ?

On arrosait au Caméléon, à la librairie du Dilettante, au Café de la nouvelle mairie, ou au Vin des rues, chez Jean Chanrion qu’il adorait. Chanrion avait un sale caractère, tu pouvais facilement te faire virer de son rade, mais il avait un cœur d’or. En fait, Bob aimait bien avoir ses parcours. Peut-être parce qu’il avait intensément vécu les années 50, pendant lesquelles les parcours étaient obligés: à l’époque, on l’a oublié mais les bistrots servant de bons vins dans Paris n’étaient pas si nombreux : il y avait les Envierges, Moineau où Bob a plusieurs fois croisé Debord, et quelques autres. Au plus une vingtaine dans Paris à servir des jajas corrects. C’est aussi pour ça qu’à l’époque tout le monde se croisait, ce qui n’est plus le cas.

Les artistes, tu veux dire ?

Non, tout le monde : pour revenir aux années 70, notre ami Roméo, qui était chauffagiste et que Bob aimait énormément, pouvait se payer un deux-pièces rue Custine et venir aux Négociants, tout comme son copain Armand, ou Léon, qui venait de Dardar, ou quelque chose comme ça, une entreprise de plomberie assez importante installée derrière les Négociants. Aux Négociants, il y avait aussi les postiers – le centre de tri était rue de Clignancourt. À la pause, à minuit, ils venaient tous casser leur croûte et boire leur coup, tu ne pouvais même plus rentrer. Ils avaient les moyens de se payer du bourgueil et de manger correctement. Aujourd’hui, le centre de tri est à La Chapelle et je ne crois pas que les mecs aient les moyens de se payer l’équivalent des Négociants. Je ne veux pas être trop marxien mais on peut dire que le rejet de ce qui restait du prolétariat parisien est évident.

Une conversation avec Pierre, ami de Bob, Mars 2015, Paris XVIIIe, (c)Librairie du Sandre.

dimanche 19 mai 2019

J'aurai eu une existence d'épicier...

23 décembre 1928.
" Supposons que je vive encore une dizaine d'années ? D'ici là, j'aurai encore travaillé. Je m'en irai juste au moment que je pourrais jouir de mon travail. Car enfin, jusqu'ici je n'en ai pas joui, puisque ce que j'ai pu gagner comme écrivain n'a servi qu'à assurer mon existence la plus ordinaire. Avoir du loisir, voyager, me payer des fantaisies, si l'argent pour cela me vient un jour, il me viendra trop tard. Dire que si je n'avais pas une pareille ména­gerie, je pourrais aujourd'hui être libre, faire ce que je voudrais, me déplacer à mon gré, ce que je gagne avec ma littérature pou­vant presque y suffire ? Enfin, ce qui est fait, et que j'ai fait moi-même, est fait. Il n'y a pas à y revenir. Moi, l'aristocrate, le réfrac­taire par excellence, j'aurai eu une existence d'épicier. "

Paul Léautaud, Journal littéraire, Mercure de France.

mercredi 15 mai 2019

Ça a dû lui en boucher un coin...

« Aujourd’hui, 14 septembre, à trois heures de l’après-midi, par un temps doux, gris et pluvieux, je suis entrée dans ma nouvelle place. C’est la douzième en deux ans. Bien entendu, je ne parle pas des places que j’ai faites durant les années précédentes. Il me serait impossible de les compter. Ah! je puis me vanter que j’en ai vu des intérieurs et des visages, et de sales âmes… Et ça n’est pas fini… À la façon, vraiment extraordinaire, vertigineuse, dont j’ai roulé, ici et là, successivement, de maisons en bureaux et de bureaux en maisons, du Bois de Boulogne à la Bastille, de l’Observatoire à Montmartre, des Ternes aux Gobelins, partout, sans pouvoir jamais me fixer nulle part, faut-il que les maîtres soient difficiles à servir maintenant!… C’est à ne pas croire.
L’affaire s’est traitée par l’intermédiaire des Petites Annonces du Figaro et sans que je voie Madame. Nous nous sommes écrit des lettres, ç’a été tout : moyen chanceux où l’on a souvent, de part et d’autre, des surprises. Les lettres de Madame sont bien écrites, ça c’est vrai. Mais elles révèlent un caractère tatillon et méticuleux… Ah! il lui en faut des explications et des commentaires, et des pourquoi, et des parce que… Je ne sais si Madame est avare; en tout cas, elle ne se fend guère pour son papier à lettres… Il est acheté au Louvre… Moi qui ne suis pas riche, j’ai plus de coquetterie… J’écris sur du papier parfumé à la peau d’Espagne, du beau papier, tantôt rose, tantôt bleu pâle, que j’ai collectionné chez mes anciennes maîtresses… Il y en a même sur lequel sont gravées des couronnes de comtesse… Ça a dû lui en boucher un coin.
Enfin, me voilà en Normandie, au Mesnil-Roy. La propriété de Madame, qui n’est pas loin du pays, s’appelle Le Prieuré… C’est à peu près tout ce que je sais de l’endroit où, désormais, je vais vivre…
Je ne suis pas sans inquiétudes ni sans regrets d’être venue, à la suite d’un coup de tête, m’ensevelir dans ce fond perdu de province. Ce que j’en ai aperçu m’effraie un peu, et je me demande ce qui va encore m’arriver ici… Rien de bon sans doute et, comme d’habitude, des embêtements… Les embêtements, c’est le plus clair de notre bénéfice. Pour une qui réussit, c’est à-dire pour une qui épouse un brave garçon ou qui  se colle avec un vieux, combien sont destinées aux malchances, emportées dans le grand tourbillon de la misère?… Après tout, je n’avais pas le choix; et cela vaut mieux que rien. […]»

Octave Mirbeau, Le journal d’une femme de chambre, 1900, Editions Gallimard/Folio.

lundi 13 mai 2019

Moi je devais traduire...

« Voilà des années que j’ai envie d’écrire un journal. J’en ai commencé un au moment de la Libération. Je ne l’ai jamais retrouvé ; si je le publie, je suis perdu de réputation. Pendant que Paris se libérait lui-même, j’étais agrafé à Villeparisis par trois Boches qui voulaient absolument baiser. Ils en pleuraient : « Ach Paris ! » Ils y avaient été tellement heureux qu’ils voulaient tirer leur dernier coup avant de partir.
 Je les avais rencontrés dans un bistrot et je les avais ramenés au sana de Villevaudé, dans leur camion, parce que j’étais fatigué. Ils n’ont jamais voulu partir, d’ailleurs. J’ai fait trois prisonniers, en somme. (A ne pas avouer, parce qu’il aurait mieux valu pour eux qu’ils foncent jusqu’en Allemagne pour se planquer.)
  On arrive dans un café, ils voulaient la petite, ils étalaient l’argent, 1000, 2000 francs. La mère était scandalisée. A la fin, ils se concertent, reviennent, montrent la mère et disent : « Tant pis, on couchera avec la vieille ! » Moi je devais traduire. […]»

Albert Paraz, Le gala des vaches, 1948, Editions L’Age d’Homme.

samedi 11 mai 2019

L'insaisi... Romain Gary (1914-1980)


Une vie, une oeuvre... Une émission en Podcast...
Il fut un être paradoxal - contradictoire, insaisissable, impossible à situer - et, par la même, un être humain par excellence...
Rediffusion de l'émission du 09/12/1993.

Plus un entretien avec Romain Gary...
Plus l'émission Apostrophes : Romain Gary et Emile Ajar | Archive INA...



A boire et à manger...
Source

mercredi 8 mai 2019

C’était une femme qui aurait mérité un ascenseur...

« La première chose que je peux vous dire c’est qu’on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes, c’était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu’elle ne se plaignait pas d’autre part, car elle était également juive. Sa santé n’était pas bonne non plus et je peux vous dire aussi dès le début que c’était une femme qui aurait mérité un ascenseur.
  Je devais avoir trois ans quand j’ai vu Madame Rosa pour la première fois. Avant, on n’a pas de mémoire et on vit dans l’ignorance. J’ai cessé d’ignorer à l’âge de trois ou quatre ans et parfois ça me manque.
  Il y avait beaucoup d’autres Juifs, Arabes et Noirs à Belleville, mais Madame Rosa était obligée de grimper les six étages seule. Elle disait qu’un jour elle allait mourir dans l’escalier, et tous les mômes se mettaient à pleurer parce que c’est ce qu’on fait toujours quand quelqu’un meurt. On était tantôt six ou sept tantôt même plus là-dedans.
  Au début, je ne savais pas que Madame Rosa s’occupait de moi seulement pour toucher un mandat à la fin du mois. Quand je l’ai appris, j’avais déjà six ou sept ans et ça m’a fait un coup de savoir que j’étais payé. Je croyais que Madame Rosa m’aimait pour rien et qu’on était quelqu’un l’un pour l’autre. J’en ai pleuré toute une nuit et c’était mon premier grand chagrin. 
  Madame Rosa a bien vu que j’étais triste et elle m’a expliqué que la famille ça ne veut rien dire et qu’il y en a même qui partent en vacances en abandonnant leurs chiens attachés à des arbres et que chaque année il y a trois mille chiens qui meurent ainsi privés de l’affection des siens. Elle m’a pris sur ses genoux et elle m’a juré que j’étais ce qu’elle avait de plus cher au monde mais j’ai toute de suite pensé au mandat et je suis parti en pleurant. […]»

Romain Gary (Emile Ajar)La vie devant soi, 1975, Editions Folio.

samedi 4 mai 2019

Romain Gary "enfin" à "La Pléiade" !


Je ne pensais pas voir ça de mon vivant... :)

La réalité n’est jamais aussi belle que le rêve d’une mère. Gary a connu d’éclatants succès, mais il a vu son œuvre se heurter à des réticences. La popularité de l’écrivain et sa reconnaissance n’ont pas marché du même pas. Ce n’est pas exceptionnel, et cela s’explique. Les obstacles à une consécration rapide étaient multiples. Le style de l’homme a pu en être un. La manière du romancier en fut un autre.
Gary a été un extraordinaire raconteur d’histoires et un inventeur de personnages en un temps, l’«ère du soupçon», où ces notions, l’histoire, le personnage, étaient réputées périmées. Or pour lui, le récit – l’histoire – n’est pas la part honteuse du roman. Mais c’est se tromper lourdement que de voir en lui, sous ce prétexte, un écrivain conventionnel. La mise en abyme dans Éducation européenne, la polyphonie des Racines du ciel, la voix narrative fantastique dans La Danse de Gengis Cohn, la dimension autofictionnelle de La Promesse de l’aube et de Chien Blanc, la temporalité dans Les Enchanteurs ou l’inventivité verbale et les dispositifs narratifs d’Émile Ajar ne sont pas précisément des signes de soumission au roman hérité du XIXe siècle. Encore faut-il, pour s’en aviser, ne pas passer à côté d’une prose qui mélange les genres, avoue ce qu’elle doit à la poésie et s’autorise toutes les libertés, à commencer par un humour qui a pu déconcerter autant qu’il séduit, parce qu’il va de l’ironie la plus fine au grotesque le plus assumé. Cet humour n’est pas un ornement : il est fondamental. D’une part, il conjure la tentation de l’idéalisme ; de l’autre, il permet de «désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus».
Le réel, voilà l’ennemi. Gary l’appelait «la Puissance». Il a plusieurs visages : guerre, bêtise, vieillissement, solitude… Gary est sensible au tragique de l’Histoire et au malheur des hommes. Ça l’agace : «J’ai tout le temps mal chez les autres.» L’humour est donc une défense. L’imaginaire, un refuge. «Nourris de ce siècle, jusqu’à la rage», les livres de Gary ne sont pas des romans historiques. Ancrés dans l’imaginaire autant que dans l’Histoire, ils relèvent de la «mystique» littéraire de l’aventure qu’ont illustrée, avant lui, Kessel, Cendrars, Saint-Exupéry, et Malraux bien sûr. Cette conception de l’aventure n’est pas de celles qui produisent une littérature populaire de grande diffusion : elle engage une réflexion sur la condition humaine.
L’aventure et l’imaginaire luttent aussi contre une forme particulière de réalité, l’identité. Chez Gary, le je est une clôture, un piège. Ce qu’il y a de permanent dans son identité l’exaspère. Il lui faut s’évader, courir le monde, muer comme un python, se «séparer un peu de [s]oi-même», changer d’identité et vivre d’une vie pseudonyme, au risque de s’y brûler. «L’aventure Ajar» est bien connue, mais on y a souvent vu une imposture. C’était autre chose : l’affirmation des pouvoirs de la fiction, et un défi lancé aux «lois de la nature», qui mènent à la mort.
Source

Un mystificateur de génie...

vendredi 3 mai 2019

J'ai tout usé en moi et autour de moi...


La vache ne saura jamais tout ce que les hommes lui doivent, car celui qui la trait se place derrière elle, de façon à ne pas être vu.

Mariez-vous en hiver. A l’époque des canicules, vous auriez moins de plaisir à vous serrer l’un contre l’autre.

Les mots «éternuer» et «éternité» ont la même origine ; mais je ne sais vraiment pas pourquoi.

Comme un penseur obscur l’a remarqué, les grandes distances existaient bien avant l’invention du kilomètre.

Cinq cents après l’invention de l’imprimerie, la plupart des gens sont incapables de s’essuyer les pieds au moment d’entrer dans un appartement.

J’aime énormément la vie. Mais, pour jouir du spectacle, il faut avoir une bonne place. Sur la terre, la plupart des places sont mauvaises. Il est vrai que les spectateurs ne sont en général pas très difficiles.

Notre coeur n’est pas le thermos parfait qui conserverait jusqu’à la fin, sans rien en perdre, l’ardeur de notre jeunesse.

Ceux qui prennent trop au sérieux la Vérité qu’ils croient posséder et dont ils veulent à tout prix assurer la victoire, deviennent des assassins. Le scepticisme est le bon remède contre le fanatisme. Les cerveaux humains sont encore plus précieux que les formules qu’ils élaborent.

Le Chef de gare est un malheureux qui ne voit que des gens qui partent. Il en voit même qui arrivent, direz-vous. Sans doute, mais ceux-là ne restent pas à la gare : ils s’en vont aussi.

Sachons goûter le bonheur de partir, même quand nous sommes sûrs de ne jamais arriver.

Depuis que l’instruction a été rendue obligatoire, le nombre de ceux qui du haut d’une tribune débitent de retentissantes âneries a beaucoup augmenté. Et, malheureusement, il nous est souvent difficile de ne pas entendre ce qui se dit. Ah! qu’il serait bon, dans bien des cas, de pouvoir abaisser sur nos tympans des paupières invisibles!

Ce n'est pas en posant aux écoliers, pendant des années, des questions qui n'admettent qu'une seule réponse acceptable, qu'on affine leur esprit et qu'on leur enseigne la tolérance.

Je n'ai plus peur de l'avenir depuis que j'ai caché dans les ressorts de mon lit un revolver chargé.

La vieillesse ne sert à rien. Si j'avais créé le monde, j'aurais mis l'amour à la fin de la vie. Les êtres auraient été soutenus, jusqu'au bout, par une espérance confuse et prodigieuse.

Ce serait déjà une bonne école, celle-là où, chaque jour, pendant quelques minutes, l'enfant serait émerveillé ou, simplement, étonné par ce qu'on lui révèle. Il y a un âge où l'on s'étonne facilement.

Ce qui occupe presque toute la place dans une vie humaine, ce sont les besognes quotidiennes et monotones, ce sont les heures où l'on attend, ces heures où rien n'arrive. L'homme normal est celui qui sait végéter.

J'ai tout usé en moi et autour de moi ; et cela est irréparable.

Henri Roorda.

mercredi 1 mai 2019

1er Mai - Fête du Travail

(c)Marsault
"Il me semble à tout bien peser que 35 heures c’est maximum par bonhomme et par semaine au tarabustage des usines, sans tourner complètement bourrique.
Y a pas que le vacarme des machines, partout où sévit la contrainte c’est du kif au même, entreprises, bureaux, magasins, la jacasserie des clientes c’est aussi casse-crâne écoeurant qu’une essoreuse-broyeuse à bennes, partout où on obnubile l’homme pour en faire un aide-matériel, un pompeur à bénéfices, tout de suite c’est l’Enfer qui commence, 35 heures c’est déjà joli."

Louis-Ferdinand Céline, Les Beaux Draps, 1941.

C'est pourquoi elle rend un son vide...


Henri Calet, Le tout sur le tout, 1948.