dimanche 18 novembre 2018

Mon semblable, mon frère...

Parmi les mystères de la nature, l'un de ceux qui m'impressionnent le plus, c'est celui de la greffe. Ce petit rameau, qu'on prélève sur un arbre adulte pour le planter dans la sève d'un arbrisseau qui va développer les caractères de l'arbre « donneur » sans perdre sa propre identité, me trouble. 
Les « greffes » en littérature sont sans doute moins fréquentes qu'en botanique, mais tout aussi capitales. Parfois, un chêne se dresse dans le champ des lettres et se met à fournir des greffons. Louis-Ferdinand Céline est, des arbres-auteurs du vingtième siècle, celui qui aura le plus essaimé. 
Depuis sa fracassante apparition, on n'écrit plus comme avant ; il aura eu sur le « style français » l'impact d'un Picasso sur la peinture. Il a chamboulé non seulement l'expression écrite, mais le langage lui-même. La plupart des littérateurs qui lui ont succédé sont, qu'ils le veuillent ou non, plus ou moins, des « greffés » de Céline si je puis dire et, du manche de leur plume, sort un bourgeon de l'œuvre phénoménale. 
De tous les « greffés » en question, je tiens Alphonse Boudard pour le plus réussi, le mieux accompli des rejets du Voyage et de Mort à crédit
Chaque fois que je plonge dans l'un de ses livres, pendant quelques pages j'ai l'impression de lire du Céline. Je devine qu'il a eu besoin du coup de poussette du maître pour démarrer, qu'il a dû glisser ses grands pinceaux dans les empreintes de l'illustre pour trouver le bon chemin ; mais, très vite, le jeu se calme et Alphonse rentre en lui-même : le tremplin l'a fait décoller et le voilà qui vole à grands battements d'ailes vers les horizons tubars de son tumultueux passé. 
Comme Céline, Boudard écrit en vers ; mais la chose ne se remarque que lorsqu'on pose son bouquin pour attaquer celui d'un autre. On ne s'en était pas aperçu en cours de lecture. Il nous avait emballé en douce (pardon : en loucedé) le bougre ! Mine de rien, avec ses phrases brèves et percutantes. On les avalait sans se méfier. On n'entendait pas la musique ; elle nous investissait à la langoureuse : on avait les trompes d'eustache dans les yeux. Mais à la fin du book on était plein d'elle ; vibrant de sa résonance profonde. Musique voyouse et tendre. Musique d'âme qui fait la sourde oreille. La pudeur ! Il en déborde jusqu'en ses plus impudiques déballages, le grand Alphonse. Il enveloppe ses violettes dans du papier de boucher. Cheval de Troie du sirop d'âme. Et les miasmes des temps lointains, il les camoufle en rigolades. 
C'est un garçon bizarre, Boudard. Son destin, il ne le suit pas au cordeau, mais déambule à l'intérieur ; son long pif au vent, sa gâpette à l'aplomb de Vénus ; avec l'air d'un qui sait comment ça finit et qui s'en fout. 
Ce n'est pas à proprement parler un romancier. Il lui est inutile d'imaginer puisqu'il dispose d'une inépuisable histoire : la sienne ! Il lui suffit de s'en tailler une tranche et de l'accommoder à sa façon avant de nous la servir : la taule, l'hosto, la riflette, l'après-guerre, le cinoche, les boxifs... Il se baguenaude dans sa mémoire, la satire sous le bras, tel un tromblon, et flingue tout ce qui passe à sa portée. Son tableau de chasse est l'un des plus réjouissants qui soient. Sur des pages et des pages s'aligne le gibier abattu : une hécatombe de cons, de minables, de grotesques, d'enfoirés, de redondants, morts, avec au bout du bec la goutte de sang du ridicule. Nul mieux que lui ne sait camper la bouffonnerie d'une charcutière volage, les tics d'un producteur de cinéma made in Europe Centrale, le front bas d'un maton, les langueurs d'une gourde. 
Sa Comédie humaine s'étend à perte de vue. Je pense que la force de ses écrits résulte de l'authenticité de ce qu'il raconte. Le prisme de l'écrivain déforme la réalité vécue. Il corrige les images amoncelées dans son souvenir pour les transformer en juteuses caricatures. Et Lartique devint Daumier ! Rien de plus ressemblant qu'une caricature. La mine autobiographique d'Alphonse semble infinie. On sent qu'il n'aura jamais tout dit et qu'à chaque page blanche, le kaléidoscope de sa mémoire livrera ses nouveaux effectifs de guignols. Des guignols qui nous fascinent, auxquels on croit parce qu'ils sont plus vrais que nature. 
On lit, on rit et puis soudain on a des doutes ; on se dit : « Mais je les connais, tous ces zozos ! Je les pratique ! Je leur parle, je les baise ; ils me font à manger, me confectionnent mes vêtements, me carrent le doigt dans le rectum pour contrôler ma prostate. 
Tous ces taulards et ces bidasses, ces bistrotiers et ces putes, ces gentils et ces barjos, ces faux-culs et ces vrais cons, ces intellos de mes chères belles deux, ces branques qui titubent, ces pionards des petits matins, ces chouraveurs de n'importe quoi, ces chochottes du gland, ces vaniteux de l'hémorroïde, ces guincheurs de bal parquet, ces agonisants aux soufflets troués ; tous ces bougres, toutes ces bougresses et les autres, c'est notre univers ! C'est moi vu par lui, c'est lui vu par moi. On coule de concert dans la même purulence, on porte les mêmes costards de crachats, on moribonde en couronne, on se pète contre, on se maudit ! Et le Boudard infâme de tricoter notre misère ; de licebroquer dans notre aquarium dont l'eau est déjà tellement trouble à force de n'être jamais changée. 
Il se repaît, le matois Alphonse, avec son faux sourire de maquignon fourguant un canasson panard en faisant croire qu'il vient de gagner l'Arc de Triomphe. 
J'aime sa jubilation salopiote. Elle se devine bien à travers son œuvre, comme se sent bien sa détresse à tout jamais rengainée et comme se sent son âme derrière le rideau de son cynisme goguenard. On n'écrit pas La Cerise et L'Hôpital sans posséder un cœur « qui vous mange la poitrine », comme disait ma mère. Alphonse sait tout de l'homme et le dit en se délectant ; précisant le trait de ses notations acérées ; oublieux de toute charité ; père Fouettard sans illusions qui rosse pour punir ses contemporains de leur sottise tout en sachant qu'ils ne s'amenderont jamais. 
Et puis, il y a l'argot, cette poésie infinie. L'argot qui n'est pas la langue des malfrats, mais celle des anges de la rue. J'ai dit que Boudard écrivait en vers, des vers dont les rimes sont en argot. Comme celui-ci est souple sous sa plume ! Toujours aisé, jamais « voulu » ou gratuit. C'est son dialecte naturel, son patois d'origine. Dans La Méthode à Mimile, il condescend à le traduire pour les caves ; mais seulement afin de s'amuser. Il sait bien qu'ils ne le comprendront jamais ; qu'il restera éternellement hermétique pour eux, qu'il leur est impossible d'en goûter la saveur, le pittoresque, l'enchanteresse émotion, les sonorités, le rythme, ni la drôlerie. C'est une façon de se parler à soi-même, pour Alphonse, un clin d'œil aussi à quelques potes capables de lire dans le texte, par-dessus son épaule. Il laisse dérouler sa tiatche molo, pas qu'on en perde. Qu'on puisse lui filer le train gentiment dans les troquets de son jadis, le voir gésir grandeur nature sur ses grabats d'antan. 
Faut qu'on le capte bien, le grand, qu'on s'imprègne à fond de lui, qu'on pige son beau talent, qu'on verse une larmouille sur ses tribulations cacateuses, et puis, tu comprends : qu'on ait envie de le choper par le cou pour l'accolade de la tendresse, histoire de bien se sentir un homme auprès de cet homme-là. 
Frédéric Dard.

Préface de Frédéric Dard au recueil Chroniques de mauvaise compagnie, Alphonse Boudard, 1991, Editions Presses de la cité.

Alphonse Boudard, 1977
Frédéric Dard (alias San-Antonio)

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