mercredi 21 novembre 2018

Si tu as de l'esprit, ils te l'abîmeront...

Paul Léautaud
"Je lis dans un journal un article sur la manière dont on passe les examens pour les Bourses à l'enseignement secondaire. Des dictées sur des textes de Diderot, Michelet, Anatole France. Il s'agit d'enfants de onze à quatorze ans. On se demande ce que des enfants de cet âge peuvent bien comprendre à ces textes.
L'auteur de l'article cite certaines fautes relevées dans les copies des candidats. L'un écrit encor sans e, et un examinateur a fait remarquer qu'il a pu lire le mot écrit ainsi dans une poésie. L'autre met été au féminin et écrit cette été. Un autre encore écrit promenade avec deux n. Pour l'oral, on demande aux mêmes candidats de définir le sens de ceci: Oiseau, fils de la lumière, qui la réfléchis dans ton chant, ce qui est purement du charabia et complètement inintelligible. On voit par le genre de fautes ci-dessus que les candidats en question sont encore pour la plupart de petits ânes, ce dont ils sont bien excusables à l'âge qu'ils ont. Il est bien probable qu'ils le resteront, même s'ils sont plus brillants dans la suite dans d'autres examens et enlèvent de haute main diplôme sur diplôme.
Le monde est plein d'individus qui ont remporté les plus brillants succès dans des examens et qui sont des ignorants et des sots complets; ne connaissant rien, incapables de rien juger par eux-mêmes, qui ont complètement oublié ce qu'ils ont su pendant quelques heures et qui n'ont pas appris un iota depuis qu'ils ont été livrés à eux-mêmes. L'instruction apprise ne prouve rien, ne rime à rien, est complètement inutile, pour ne pas dire malfaisante, et ne fera jamais d'un imbécile un homme intelligent, d'un cerveau obtus un cerveau actif, et d'un être sans compréhension un être capable de jugement personnel.
La seule instruction qui compte, et qui donne des fruits, c'est celIe qu'on se donne soi-même car seule elle prouve chez un individu le désir de savoir et l'aptitude au savoir. ElIe a de plus cet avantage qu'on s'instruit selon le sens de son esprit, en conformité avec lui, d'une manière appropriée à la nature de son être, à ses tendances et à ses goûts, ce qui ajoute encore à l'efficacité de cette instruction.
En réalité, l'enseignement pédagogique est fait pour les paresseux, pour les esprits sans curiosité, pour les individus qui resteraient complètement ignares si on ne leur apprenait pas quelque chose de force, pour ainsi dire. Il n'y a que l'élite qui compte, et l'élite ne se constitue pas avec des diplômes. Elle tient à la nature même de certains individus, supérieurs aux autres de naissance, et qui développent cette supériorité par eux-mêmes, sans avoir besoin de l'aide d'aucuns pédagogues, gens, le plus souvent, fort bornés et fort nuisibles.
Si j'avais un fils, je me garderais bien d'en faire une bête à concours. Je lui ferais tout bonnement apprendre à lire et à écrire. Je lui dirais ensuite :
« Fais comme moi. Fuis les examens, les examinateurs, les concours et les diplômes. Si tu as de l'esprit, ils te l'abîmeront. Si tu en es privé, ils ne t'en donneront pas. Imite-moi. Sorti de l'école communale à quinze ans, j'ai appris tout seul, par moi-même, sans personne, sans règles, sans direction arbitraire, ce qui me plaisait, ce qui me séduisait, ce qui m'intéressait, ce qui correspondait à la nature de mon esprit (on n'apprend bien que ce qui plaît). Jamais je n'ai eu à faire un effort, à travailler par devoir, sous la peur d'un échec, ou par l'appât d'une récompense. Je ne l'aurais pas fait, cela m'aurait été impossible, je laissais ce qui m'ennuyait. Jamais rien de pénible. Toujours le plus voluptueux plaisir. Est-ce que je m'en trouve plus mal ? Je m'en trouve au contraire bien mieux ! Qui ne sait rien apprendre, découvrir et comprendre par soi-même ne sera jamais qu'un sot dans toute l'acception du terme. »
Ainsi je lui parlerais. S'il avait en lui le besoin de connaître, de savoir, la curiosité de découvrir et de comprendre, je serais tranquille sur son compte. Si, au contraire, c'était une petite bûche au cerveau fermé et qu'il soit destiné à devenir ce que sont la plupart des hommes, je l'en laisserais libre et ce ne serait pas grand dommage. J'aime mieux un âne qui est bien un âne qu'un âne qui fait la roue avec ses diplômes."

Paul Léautaud, Passe-Temps, 1929, Mercure de France.

6 commentaires:

  1. Cela me rappelle un passage très drôle dans "Extinction" de Thomas Bernhard, où il raille ceux qui travaillent juste pour avoir des diplômes et avoir un boulot, puis ne s'instruisent plus au-delà. Tu as déjà lu du Bernhard non ? C'est un auteur qui je pense te correspond tout à fait, par son humour extrêmement noir...
    Ce Léautaud (je ne l'ai encore jamais lu) était déjà dans ma liste à acheter, mais je vais certainement en précipiter l'achat au vu de ce passage...

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    1. je suis entièrement d'accord avec Léautaud ! à l'école on ne t'apprend qu'à passer des diplômes et non te donner le goût d'apprendre... avoir de la curiosité...
      ça tombe bien j'ai juste lu "l'origine" de Bernhard je cherche un autre titre pour "confirmer" cette première impression ; des idées ? attention pas dans ceux du Quarto Gallimard (http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Quarto/Recits) que je souhaite acheter si mon goût se confirme...
      pour léautaud tu peux lire "le petit ami" ou son "journal littéraire" (version light)b ou "bestiaire" (extrait de son journal)

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    2. Le meilleur Bernhard pour moi est "Maîtres anciens", et c'est aussi je pense le plus accessible. Drôle d'une page à l'autre, dont une mémorable attaque contre les professeurs dans les 50 premières pages... Un de mes 10 romans préférés sans doute. Ensuite il y a "Béton", court et efficace, puis "Extinction", plus long et dense mais passionnant malgré de petites longueurs...
      Je pense prendre "Passe-temps" de Léautaud en premier, histoire de tâter le terrain avant de m'attaquer à son "journal littéraire".
      Oui, pour Bloy je connais, mais pas encore lu. J'ai "Histoires désobligeantes" et "Exégèse..." dans ma PAL depuis un bout de temps...

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    3. merki!
      pour le "journal littéraire" y'a la version "light" (choix de texte)
      car sinon ça va te coûter une barre!

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  2. Au lieu de "travaillent", je veux dire "s'instruisent" bien sûr...

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    1. sinon tu t'intéresses pas "Léon Bloy"? si tu cherches un vieux "stylistes" y'a de quoi faire !

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