Charles Bukowski ©Robert Crumb |
Bide, aujourd’hui, aux courses, comme si ma putain de vie ne devait être qu’une suite de hauts et de bas. Chaque jour, pourtant, je me rends là-bas. N’adressant la parole à personne, excepté aux employés. Probable que je souffre de quelque mal incurable. Saroyan a creusé sa tombe aux courses. Fante l’a fait au poker, et Dostoïevski à la roulette. Or l’argent, à moins d’en être cruellement dépossédé, ne suffit pas à l’expliquer. J’entends encore cet ami joueur me dire « Gagner ou perdre ne compte pas, l’essentiel est de jouer. » Je ne sous-estime pas le pouvoir de l’argent. J’en ai eu si peu pendant fort longtemps. Je sais ce que veulent dire le toc, toc du proprio à la porte et une nuit de mauvais sommeil sur un banc public. Deux choses seulement clochent avec l’argent en avoir trop ou pas assez.
Là-bas, aux courses, nous trouvons en permanence de quoi nous détruire à petit feu. Car nous redécouvrons combien il est facile, emporté par cette foule qui erre dans les ténèbres, de miser son va-tout avant de tirer sa révérence. L’hippodrome est un résumé de la condition humaine la vie ferraillant contre la mort jusqu’à l’ultime défaite. Personne n’en sort vainqueur, tout au plus cherchons-nous à obtenir un sursis, un instant de répit avant d’être précipités dans le brasier. (Merde, je viens de me brûler le bout des doigts avec mon mégot alors que je m’engluais dans la nausée. Voilà en tout cas qui réveille, et qui me sort de cet état sartrien !) Bon sang, nous avons tous besoin de gaieté, tous besoin de nous divertir. Aussi loin que je me souvienne, je n’ai eu de cesse que de multiplier les occasions de me fendre la gueule, que d’agir avec excès en toutes choses, mis à part dans l’écriture. En sorte que j’écris désormais sans arrêt, que je ne m’accorde plus aucune pause et que, plus je vieillis, plus je noircis de la copie tandis que la Grande Faucheuse m’entraîne dans une dernière valse. Et elle sait y faire, la garce. Mais ça en vaut la peine.
Un jour viendra où ils diront « Bukowski est mort », je serai alors redécouvert, et on m’accrochera à quelque fronton illuminé. Et ça m’apportera quoi ? Les vivants n’ont pas inventé plus stupide que l’immortalité. Alors, comprenez-vous pourquoi les courses me bottent ? Tout y est tracé au cordeau. Entre l’épouvante et l’émerveillement. Le dernier chant de l’Oiseau-bleu. Je n’emploie ce vocabulaire suggestif que parce que je continue de jouer quand j’écris. Je laisse aux autres – ils sont si nombreux – la pondération. Ils étudient, enseignent et se plantent. La convention ayant vite étouffé leur flamme intérieure.
Ici, au premier étage, je me sens revivre en face du Macintosh. Mon fidèle compagnon.
La radio diffuse du Mahler. En voici un qui décolle avec facilité quoiqu’il prenne tous les risques – un seul ne lui suffisant que rarement. Et, dans la seconde d’après, le voici encore qui monte sans faiblir à l’assaut des cimes. Merci, Mahler, je te dois énormément et jamais je ne pourrai te le revaloir.
Je fume et je bois beaucoup trop mais je ne peux écrire au même rythme, je laisse doucettement monter la pression, puis j’enclenche la vitesse supérieure, et ça vient, tout en se mélangeant à du Mahler. Mais il m’arrive aussi d’avoir besoin de décompresser. Prends ton temps, me dis-je, va t’allonger, observe tes neuf chats, ou descends rejoindre ta femme sur le canapé. Il n’y a pas que les courses et le Macintosh. Et du coup je mets mon clignotant, je freine, et je gare cette putain de bécane. Des gens ont écrit que mes livres leur avaient permis d’aller de l’avant. Moi aussi, tout ça m’a aidé. Livres, courses et chats.
Mon bureau s’ouvre sur un petit balcon, et par sa porte vitrée je peux voir les lumières des voitures sur l’autoroute du Port, jamais elles ne s’éteignent, long ruban incandescent, sans début ni fin. Toute cette humanité en marche ! Vers où se dirige-t-elle ? Que pense-t-elle ? Ne sait-elle pas que nous courons tous à la mort ? Quelle mauvaise farce ! Voilà qui devrait nous faire aimer notre prochain, mais, non, on s’y refuse. Les banalités quotidiennes nous accablent et nous terrorisent, et le néant nous dévore.
Continue, Mahler ! Grâce à toi, cette nuit s’annonce merveilleuse. N’arrête pas, fils de pute ! N’arrête pas !
Charles Bukowski, Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau, Traduit par Gérard Guégan, © Éditions Grasset & Fasquelle, 1999.
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