dimanche 29 septembre 2019

C’est Céline que je veux...


"C’était encore mon bureau. Mais plus pour longtemps, puisque j’étais en fin de bail et que McKelvey devait fignoler les derniers détails de mon expulsion. Vue que l’air conditionné avait rendu l’âme, il y faisait aussi chaud qu’en Enfer. Une mouche traînait sous mon nez. D’une chiquenaude bien appuyée, je la rayai du tableau, et j’étais en train de m’essuyer les doigts sur mon pantalon quand le téléphone sonna.

   Je décrochai.

   – Mouais, grommelai-je.

   – Avez-vous lu Céline ?

   C’était une voix de femme, genre le sexe sur la langue. Et comme je croupissais dans ma solitude depuis une éternité, je dressai l’oreille.

   – Céline ? dis-je. Ben…

   – Je veux Céline, reprit-elle. Il me le faut absolument.

   Quelle voix ! De quoi hisser les couleurs. Séance tenante.

   - Céline ? répétai-je. Dites, ça ne vous ennuierait pas d’éclairer le tapis ? J’ai besoin d’en savoir plus. Parlez, parlez, je suis tout ouïe.

   – Fermez votre braguette.

   Je baissai les yeux.

   – Comment avez-vous deviné ?

   – Sans importance… C’est Céline que je veux.

   – Mais il est mort.

   – A d’autres ! Vous devez me le trouver. Il me le faut.

   – En cherchant bien, je pourrais peut-être vous ramener ses ossements.

   – Mais non, imbécile, il est vivant.

   – Et où ?

   – A Hollywood. J’ai entendu dire qu’il ne décarrait pas de la librairie de Red Koldowsky.

   – Admettons, mais alors pourquoi ne le coincez-vous pas vous-même ?

   – Parce que je veux être certaine que ce soit vraiment Céline. Certaine à cent pour cent.

   – Une autre question. Pourquoi m’avez-vous choisi ? Il y a une bonne centaine de privés dans cette ville.

   – John Barton ne jure que par vous.

   – Tiens, tiens, Barton ! Ecoutez-moi bien maintenant. Primo, faudrait songer à une avance, et secundo, ça m’irait assez de vous voir en chair et en os.

   Elle raccrocha. Je fermai ma braguette.

   Et j’attendis. (...)"

Charles Bukowski, Pulp, Editions Grasset&Fasquelle, 1994.💖
Charles Bukowski

samedi 28 septembre 2019

Pas encore lu... mais j'ai hâte...

"Né en 1913 à Seclin, dans le Nord de la France, Gaston Criel est fait prisonnier en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale.
À la Libération, il s’installe à Paris et fréquente les milieux littéraires par l’intermédiaire de Jean Paulhan, qui le présente à Sartre (la légende raconte que le pape de l’existentialisme avait fixé à un paquet de Gauloises par mois le loyer qu’il demandait au poète désargenté pour la chambre qu’il lui louait rue Bonaparte). Pendant deux ans, à partir de 1945, il est le secrétaire de Gide.
En 1950, Criel s’embarque pour les États-Unis. Il y vit trois ans, et y rencontre entre autre Louis Armstrong et Dizzy Gillespie. À son retour, il fit la connaissance de Jean Cocteau, et l’assiste sur le tournage de La Belle et la Bête.
En 1954, il s’installe à Tunis pour deux ans, où il travaille pour Radio Tunis. Il rejoint la maison familiale de Seclin en 1964 et travaille alors comme publiciste pour son beau-frère, fabricant de caravanes. Criel se remet à l’écriture en 1978, pour publier une trilogie (Sexaga, Phantasma, Circus). Il publie dans des revues de poésie, le plus souvent confidentielles. Ses poèmes sont traduits en arabe, roumain, portugais. Il s’intéresse à partir de cette époque à l’art postal et participe à plusieurs réseaux mondiaux d’échanges de cartes et de collages originaux.
La dernière œuvre parue de son vivant est L’Os quotidien (1988). Il meurt en 1990 à Lille."

"Mobilisé, Robert Raynaud, le narrateur, est fait prisonnier et envoyé en 1940 dans un camp de travail en Allemagne jusqu’à la Libération, ce temps suspendu. Errant alors des Grands Boulevards à Saint-Germain-des-Prés, dans un Paris tour à tour joyeux et mélancolique, Raynaud s’essaie, pour survivre, à tous les petits boulots – vendeur, assistant d’édition, galeriste, etc. Jusqu’au moment où la paternité vient le conforter dans son nihilisme profond.
Alternant rire et désespoir avec une insolence narquoise, Gaston Criel pousse dans L’Os quotidien un cri vibrant, empli de rage et de sarcasme, qui laisse poindre une tendresse délicate pour les êtres et une ardeur à la jouissance. Et restitue l’humanité dans toutes ses contradictions."

***
Presse:
"Dans quelques jours paraîtra L’Os quotidien, l’un des grands livres de cet auteur qui a tout pour devenir « culte » aux côtés de Martinet ou de Bove : Gaston Criel.
L’Os quotidien est sa dernière prose publiée en 1987 par Samuel Tastet alors que Criel atteint le terme de son existence. Il revient dans cet écrit jeté comme un expresso serré pour lendemain de cuite sur ses jeunes années passée en partie dans un stalag puis dans le Saint-Germain-des-Près décontracté de l’après-Libération.
(...)
Dans L’Os quotidien, l’encre arrive vite à la cible, et pardon si ça tache.

Avec le whisky des Ricains tout va. Lorsque les Ricains s’éclipsent pour aller combattre le Teuton en Forêt noire, ça devient une autre histoire. Les petits commerçants font grise mine : le dollar s’est barré. Les gosses girondes espèrent bien un peu le retour du chéri bientôt papa, mais bernique… Tout ce petit monde doit réinventer son quotidien et au milieu de ces Français déboussolés, le poète qui doit gagner son pain. Et puis il lui faut lui nourrir l’enfant qu’il a fait à Jacqueline. Si l’on en juge par la coulée de dégoût paternel, il est clair que la reproduction n’était pas le mobile des faits. Robert est cynique comme on l’est rarement, mais ses sorties dégoûtées sont d’une terrible drôlerie que beaucoup de jeunes mamans ne pourraient pas lire sans hoqueter de rage. Sanies, odeurs sûres de la maternité, pissats du nouveau-né, Criel donne sans mesure dans le criant de vérité. — Il faut noter qu’il publiait, lui, Gaston Criel, Hygiène sur un véritable papier hygiénique aux éditions Le presse à bras en 1948…
Mais baste, il faut nourrir la famille. Les conditions d’existence n’étaient pas si reluisantes. Homme à tout faire pour des maisons d’édition technique ou, à son corps défendant, semi-escroquières, Robert doit trouver l’os à ronger. Il chôme, se forme à la comptabilité, et puis… Et puis, on ne va pas tout vous raconter d’autant que l’anecdote n’est pas ce qui prime. Ce sont les sentiments muris, cuits et recuits d’un homme d’expérience (Criel a été serveur de bar de nuit), qui confirment que latence et récurrence forment bien en littérature la trame des œuvres solides comme de la toile de marine.

Le livre ne ressemble d’ailleurs qu’à Criel. L’ambiance des camps – ni Guérin, ni Hyvernaud -, la vie des bars – ni Yonnet, ni Giraud -, le soulagement du sexe et la déception des attachements — ni Calaferte, ni Deux —, du Criel tout craché. L’énergie qui jaillit des lignes de L’Os et le coupant de ses esquilles sont assez troublants pour empêcher de dire quand le livre a été composé. Peut-être dans les années 1980, mais à partir de notes anciennes qui apporteraient cette sensation d’instantanéité et la vibration intense de scènes saisies au vol. En tout cas, les lecteurs de Phantasma ou de Sexaga reconnaîtront son petit air, son tempo, et cette figure de mâle singulière, gorgée d’une angoisse qui se pare d’insolence ou de mutisme pour faire face. Avec l’ironie mêlée de désolation des gars à qui on ne la fait plus. Marque unique d’un être déchiré qui mesure les difficultés et l’irresponsabilité des êtres.

Un grand bouquin, et une excellente porte d’entrée au bar Gaston Criel." (c) Copyright  Éric Dussert, L’Alamblog.


Gaston Criel, L’Os quotidien, Les Editions du Sonneur.

Je suis tombé dessus par hasard en navigant sur le site de l'éditeur à la recherche d'autres livres de Jim Tully (après avoir lu "Vagabonds de la vie, autobiographie d’un hobo")... Rien n'arrive par hasard (?)... En tout cas... Tout pour me plaîre d'un gars qui était d'min coin... H'in! Biloute! Et trouvé en occasion à un prix défiant toute concurrence...
Gaston Criel

mardi 17 septembre 2019

Sur les traces... John Fante

A écouter...
John Fante, une soif de revanche (1909-1983).
Avec autodérision, John Fante n’a jamais raconté qu’une seule histoire : la sienne. Fils de maçon, né dans le Colorado, il voulait devenir le plus grand auteur américain de sa génération. Sous sa plume, l’ordinaire devient extraordinaire. Pourtant, il ne connaîtra jamais la renommée de son vivant.
Source

dimanche 15 septembre 2019

Sur les traces... Harry Crews

Lecture publique et session de questions/réponses en 1992 à l'université de Memphis...
Vidéo très très amateur qui ne concerne Harry Crews que 1:25:38.
Possibilité d'activer les sous-titres automatiques anglais avec YouTube.



samedi 14 septembre 2019

Réclame...

Dès qu’on l’eut appris, sur le boulevard, la nouvelle de la folie de M. Jean Richepin, chacun s’écria, en esquissant un sourire : « Ce Richepin, quel malin ! ». Il ne vint à l’esprit de personne — même à ceux qui ne connaissent pas cette nature calculatrice et froide — que M. Jean Richepin pût être réellement fou, et tout le monde, au contraire, pensa que c’était M. Richepin lui-même qui, avec la complicité d’un ami — le poète Ponchon, peut-être — faisait ainsi courir, de par les cafés, le bruit de sa folie soudaine. On admirait surtout la mise en scène très ingénieuse, tout à fait nouvelle, qu’on eût dite réglée par M. Duquesnel, de ce drame empoignant : les trappistes refusant d’ouvrir la porte de leur cloître à l’auteur des Blasphèmes, la malheureuse épouse partant à la poursuite du désespéré, et celui-ci, la saleté sur le corps et la révolte dans l’âme, s’enfonçant dans le désert, le désert mystérieux d’où nul n’est revenu, et où on nous le représentait déjà, aimé des panthères, domptant des lions et soulevant des peuplades errantes.

— Quelle superbe féerie, s’écria un jeune auteur dramatique, en avalant sa troisième absinthe. Je le vois. Il n’y a plus qu’à l’écrire… Et quels décors… Le prologue se passe… au Havre, à Sainte-Adresse… Violent, haletant, passionné… Ah ! les belles scènes, les rugissements terribles… et les coups de couteau, et du sang… Puis la mer, la mer furieuse, qui brise et gronde ; à l’arrière d’une barque fuyant à pleines voiles, Richepin, debout, dans la tempête, le poing tendu contre le ciel, tandis que, sur la jetée, une femme en noir s’évanouit dans les bras de Mme Guérard qui lui tape dans les mains et dit : « Nous le retrouverons, madame » . Maintenant, c’est le désert, tout rouge… Des touffes d’alfa, un palmier, un chameau, une autruche… La femme en noir, accompagnée de Mme Guérard et de M. Fernand Xau, un reporter que nous ferons très spirituel, comme il convient, entre, exténuée de fatigue. Elle s’assied sur le sable brûlant et se lamente. M. Fernand Xau, en préparant le repas du soir, se plaint vivement qu’il n’y ait ni cafés, ni bureaux télégraphiques dans le désert et se répand en plaisanteries gaies contre la routine de ces pays incomplètement civilisés. Tout à coup on entend un rugissement ; deux prunelles brillent dans l’ombre. C’est le lion qui rôde et qui a faim. Il va s’élancer sur les malheureuses femmes, quand un cavalier arabe, splendidement vêtu, arrive, descend de cheval, et, par des gestes farouches, fait reculer le roi du désert, qui se couche, rampe et, vaincu, vient lécher les pieds du cavalier. Ce cavalier, vous l’avez reconnu, c’est Richepin. Je passe sur mille péripéties émouvantes : la scène des deux femmes, ou trois, car l’épouse est partie aussi à la recherche du mari… Vous comprenez, je synthétise dans ces deux rôles la lutte du bien et du mal et j’ai trouvé des effets admirables… Enfin, au troisième acte, Richepin, devenu quelque chose comme le Mahdi, a soulevé tous les musulmans contre sa patrie. Il meurt tué, dans une bataille, par Ponchon, devenu capitaine de chasseurs d’Afrique et chez qui le patriotisme l’emporte sur l’amitié. Vous voyez le tableau d’ici : Richepin sur un monceau de cadavres ; à ses pieds, la femme en noir, poignard dans le cœur… et près d’elle, pleurant, Mme Guérard et M. Fernand Xau ; Ponchon, dans le fond, agitant le drapeau tricolore et criant : « Vive la France ! » et enfin, comme apothéose, l’épouse montant au ciel, soutenue par l’Espérance et la Résignation, aux ailes déployées…

Personne ne s’étonna, ni ne s’indigna. On résuma l’aventure par l’indulgente et boulevardière formule avec laquelle on résume tous les puffismes et les calembredaines de ce temps : « Elle est bien bonne » . Puis on exprima cette idée que M. Richepin avait fait un livre ou achevé une pièce : « Il fait sa rentrée, ce garçon » . Comme on eût dit : « Il faut bien vivre » . Cela paraissait tout naturel, qu’après un silence de quelques jours un homme de la taille de Richepin nous revînt, non point simplement, mais avec une histoire prodigieuse qui mît autour de son nom quelque chose comme du scandale et de la gloire de cirque, et donnât à son éditeur la chance de vendre quelques éditions de plus. Ce dont on s’étonne aujourd’hui, c’est qu’un auteur, pour faire de la réclame à son livre et lui assurer le succès, n’aille pas jusqu’au vol et à l’assassinat.

Le cas de M. Richepin — pour être le plus retentissant — n’est point un cas isolé, malheureusement. C’est le cas de presque tous les écrivains du moment. Chacun a son mode de publicité, sa petite agence personnelle, ses trucs pour lesquels, sans doute, il prend des brevets d’invention ; formidable concurrence aux agences connues et qui paient patente. L’un — comme s’il avait besoin de ces petites réclames périodiques — tous les huit jours, écrit dans les journaux que d’infâmes brigands usurpent son nom pour faire des dupes dans des hôtels de province, les casinos des stations thermales et même les maisons louches. Il y a des détails précis qui sont tout à son avantage, des anecdotes qui font rêver, des menaces qui donnent une crâne et terrible idée de l’écrivain. On fait appel au Procureur de la République, aux commissaires de police ; on met les juges d’instruction sur les dents, et, en fin de compte on ne trouve rien. Les quatre-vingt-six départements seront mis, de la sorte, à contribution. Naturellement, les journaux locaux s’emparent de la question, la discutent, jettent du « remarquable, de l’illustre, du génial » à la tête de l’auteur. Il en résulte une recrudescence dans la vente de ses livres, et c’est ce qu’on voulait. L’autre fait apitoyer tous les cœurs sur ses infortunes conjugales. Les histoires pleuvent, navrantes et scabreuses, qui excitent au plus haut point les curiosités malsaines et la pitié, amènent le désir et les larmes. D’autres rappellent leurs duels, leurs faillites, leurs bosses ; ils vont fouillant dans leur vie pour y trouver un ridicule, ou une honte, ou une malpropreté, ou une action d’éclat, et livrent tout cela en pâture à la voracité du public. Mensonge ou vérité, peu leur importe, pourvu qu’on parle, pourvu qu’on écrive, pourvu que le journal, le matin, aille porter à plus de cent mille lecteurs leur héroïsme ou leur infamie, dansant au haut de leur nom, l’enragé cancan de la publicité.
***
Ainsi nous en sommes là en ce siècle de la Réclame. Le talent n’est plus rien, l’art ne compte pas, le génie reste à terre, impuissant, rampant tristement sur les moignons de ses ailes coupées, s’il n’est promené à travers les rues par les pitres, affublé de costumes grotesques, comme un queue-rouge. Voilà donc où nous a conduits le journalisme, avec sa camaraderie et ses guichets ouverts à tout, guichets et camaraderie qui font des gens de lettres et des artistes de misérables camelots et transforment la littérature en boutique foraine, sur le devant de laquelle les Bobèches grimacent des soufflets et des coups de pied au derrière, pour mieux attirer la foule.

Mais tout sert ici-bas à quelque chose de consolant ; tout marche impitoyablement vers un but moral et défini. Les hommes ont beau être lâches et les choses laides : par-delà les cris, les blasphèmes, au-dessus des bouches tordues, à travers les poings convulsés, monte radieusement ce triomphe de l’éternelle Beauté. La réclame éhontée des mauvais livres nous rend plus précieuse encore la beauté des beaux livres. Sans doute, elle dévoile violemment les malpropretés d’un monde factice, créé par le petit journalisme contemporain qui va des bureaux de rédaction au tapis vert des tripots, et qui parvient souvent à s’imposer grâce aux acoquinements des uns, aux complicités payées des autres, aux camaraderies immorales et lâches de tous. Mais est-ce un mal que des gens qui ont volé le respect et la considération du public, qui souvent n’ont pas de talent, et jamais de conscience, reçoivent de temps à autre des éclaboussures de cette boue qu’ils ont pétrie de leurs mains ? Et puis, à côté des vies souterraines que les événements parisiens jettent brusquement dans le rayonnement de leur lumière brutale ; à côté des petites statuettes de faux grands hommes, modelées sur des tables de café, entre deux verres d’absinthe et deux nouvelles à la main, comme ils nous font aussi mieux voir et mieux chérir ces existences silencieuses et dignes, consacrées tout entières au travail, et tout entières vouées aux lettres, loin du bruit, loin de la réclame, dans une obscurité résignée et sublime, dans un rêve ardent d’idéal poursuivi et atteint.

Deux hommes, deux écrivains, deux admirables artistes, M. Barbey d’Aurevilly et M. Leconte de Lisle, nous ont donné un grand exemple et une bonne leçon, en ces temps de compromissions épicières où tous — les forts et les faibles, les illustres et les obscurs — sont atteints de cette lèpre incurable et terrible : la réclame. On ne les a jamais vus, courant par la ville pour mendier l’éloge, flattant celui-ci, caressant celui-là, descendant à de petites lâchetés permises qui, pourtant, sont si bien protégées par l’indulgence du monde. Toujours au milieu des haines des imbéciles et des blagues des impuissants, ils ont gardé intact l’honneur du livre, ce qui est la plus belle et la plus rare vertu de l’homme de lettres. Ils ont jeté leurs œuvres à la bataille, armés de leur seul génie et de leur seule fierté. Et, si parfois elles ont reçu des blessures, ce sont des blessures glorieuses qui les couvrent d’immortalité. Ils sont grands par leurs œuvres, parce qu’elles sont fortes et superbes, ils seront plus grands encore parce qu’ils les auront respectées et fait respecter.

Ne croyez-vous pas que, s’ils eussent, comme les autres, pactisé avec leur dignité, fait des courbettes ingénieuses aux marchands de renommées éphémères, adressé des sourires menteurs aux trafiquants de cervelle humaine, ne croyez-vous pas qu’ils seraient célèbres au lieu d’être restés presque obscurs, riches au lieu d’être restés presque pauvres ? Mais la réclame passe aussi vite que les réputations qu’elle élève, et bien vite l’herbe et la mousse envahissent les monuments qu’elle a bâtis, tombes délaissées. Qui donc parlera des Dumas et des Daudet ? Qui donc connaîtra même leurs noms ? Alors que Leconte de Lisle et Barbey d’Aurevilly retrouveront, à mesure que les siècles vieilliront et disparaîtront, plus de gloire, plus de jeunesse et plus de vie.

Octave Mirbeau, Le Gaulois, 8 décembre 1884.

mardi 10 septembre 2019

Le Journalisme...

J’ai passé huit mois hors de Paris, vivant en un village de Bretagne, au milieu de paysans et de matelots, mêlé en quelque sorte à leur robuste existence et à leurs durs travaux. Cela est bon, je vous assure, aux nerfs trop tendus, aux cœurs trop gonflés, et l’on a besoin, après les luttes trop vives, de se retremper dans un bain de solitude et de silence. Ma pensée s’en allait, sans un regret, vers ce que j’avais abandonné, et mes seules tristesses étaient de me dire qu’il me faudrait, dans quelque temps, reprendre la besogne ingrate.

Je ne faisais rien que marcher, le jour, au fond des grèves, accompagner en mer les pêcheurs, courir à travers les rochers et les landes, relire, le soir, les livres aimés. Je lisais peu de journaux — ceux seulement que le hasard déposait sur ces côtes sauvages — mais le peu que j’en lisais m’affligeait profondément. À distance, et dans les milieux calmes que ne viennent jamais troubler les fièvres et les bruits de la grande ville, on juge mieux, les impressions ressenties sont naïves, plus justes et plus fortes, car on a le temps de réfléchir et de comprendre, et j’étais véritablement effrayé de voir à quelle œuvre malfaisante surtout j’avais tant de fois travaillé, et travaille chaque jour, le journalisme.

Politique dédaignée et méprisée, littérature rapetissée aux mesures marchandes du comptoir, art rabaissé jusque dans le plus bas métier, aspirations généreuses étouffées, incroyances étalées, réclames triomphantes payées en argent ou en poignées de main, primant la vérité et faisant taire la franchise, lâchetés agenouillant les consciences devant les sacs d’écus. C’était donc cela, le journalisme, cela que, sans révolte, le public dévore tous les matins, cela avec quoi il pense et de quoi son intelligence vit, cela qui lui fait ses opinions, ses admirations, ses dégoûts.
***
Pourtant, voilà de longues années qu’on lui sert, au public, ce même repas d’indigestes fadeurs et de mensonges empoisonnés. Ne va-t-il point s’apercevoir qu’on le dupe, qu’on le vole et qu’on l’avilit ? Quand donc demandera-t-il au journalisme une sincérité, c’est-à-dire ce qu’il ne trouve nulle part et ce qui manque à tout, à l’art, au théâtre, à l’étude sociale ? Quand donc y cherchera-t-il une diversion au répugnant spectacle des marchandages parlementaires, des abdications politiques, des haines qui autrefois s’entretuaient et qui maintenant assises côte à côte, boivent dans le même verre et fraternisent gaiement ; une protestation hardie et, au besoin, violente contre l’influence énervante de Paris — de Paris cosmopolite, de Paris « ville des multitudes déracinées », de Paris qui broie les âmes, assomme les probités, émascule les énergies, réduit toute vie et toute pensée à des choses petites et basses ? Quand donc appellera-t-il une réaction contre la camaraderie — cette voleuse de succès — qui coupe les ailes aux talents qui tentent de s’élever, pour les rattacher aux dos des médiocres rampant tristement dans la poussière commune ? Anémié par la sophistication des aliments qu’on offre à son esprit, écœuré par l’odeur que soufflent les soupiraux de toutes les cuisines littéraires, secoué de haut-le-cœur à la vue des purulences qui s’étalent, ne va-t-il point, le public, dilater ses poumons et demander au vent qui passe un parfum d’honnêteté ? N’espère-t-il point qu’au-dessus des idoles vautrées dans la fange avec leurs adorateurs, des mains audacieuses relèveront ses respects croulants, ses gloires découronnées, et dresseront, devant tous les regards qui sondent l’horizon, le quoi que ce soit de grand : drapeau, colosse ou Dieu ? Je ne sais.

Il doit être las de tout ce qu’on lui jette dans ces journaux, où chaque fleur de rhétorique cache un piège tendu à sa crédulité, où chaque colonne masque une escopette braquée sur son porte-monnaie, où chaque ligne porte un appât offert à ses appétits d’éternel goujon ; où tout appartient au plus offrant et sert au plus coquin, où se bousculent, du haut en bas de l’échelle sociale, les convoitises malsaines et les intérêts véreux. Il doit être fatigué de ces fantoches que la réclame des bulletins mondains fait à chaque instant, à côté de dominations acceptées, passer et repasser devant ses yeux, de ces royautés bouffonnes du théâtre et de la ville, dont les moindres exploits de club, de sport, de boudoir, les moindres fantaisies, les moindres changements de costumes, de chevaux, de maîtresses, encombrent l’horizon parisien et ne laissent de place à rien de ce qui vaut l’attention. Et puis après ?

Le public – ce crédule – ne croit plus ; il a été tant de fois trompé qu’il est devenu – ce confiant – méfiant à l’égard de tous. Il englobe dans son mépris et dans son dégoût aussi bien les hommes d’affaires qui vivent en l’exploitant, lui, ses passions et ses instincts, que les courageux qui passent en lui disant la vérité. Il ne veut plus rien entendre ni aux honnêtetés, ni aux protestations. Futilités, déloyauté, vénalité, telles sont les vertus ordinaires qu’il attribue à cette belle institution qu’on appelle la Presse parisienne. Pour le public, le journaliste se vend à qui le paie ; il est devenu machine à louange et à éreintement comme la fille publique machine à plaisir ; il bat son quart, dans se colonnes étroites – son trottoir – accablant de caresses et de gentils propos ceux qui veulent bien monter avec lui, insultant ceux qui passent indifférents à ses appels, insensibles à ses provocations. Et cela est tellement établi que le journaliste est ainsi, qu’on ne peut plus étaler dans un journal une admiration qui ne soit immédiatement suspectée d’avoir été payée en argent comptant, ni une haine qu’on ne traite aussitôt de chantage. Sous peine de se voir jeter à la figure des accusations salissantes, beaucoup de sujets intéressants lui sont interdits ; il ne peut toucher à des questions vitales, de celles-là qui découlent directement du mouvement social et se lient intimement au mécanisme physique et moral des sociétés et des peuples. C’est affaire aux bulletins financiers, dont l’indépendance et les tarifs sont connus.

Grâce à cette opinion qu’on a de lui, opinion contre laquelle il n’a pas su ou voulu se défendre, grâce aussi au « bande à part » de café, de théâtre et de tripot dans lequel il se renferme et d’où il s’est habitué à considérer le monde comme un ennemi, oubliant que le monde accueille et respecte les talents et les honnêtetés, le journalisme a pris dans la société une place d’irrégulier. Il s’en console en aigrissant, chaque jour, ses amertumes, en aiguisant ses rancunes, en se disant que, puisqu’il n’a pas toujours les respects qu’on accorde aux réguliers de la vie, il n’est pas tenu non plus d’en pratiquer les vertus et les devoirs bourgeois. Et, malgré les querelles intestines qui, parfois, lui mettent l’insulte à la plume et l’épée à la main, il s’enfonce davantage dans cette franc-maçonnerie de l’admiration mutuelle, dans cette camaraderie avec laquelle il se donne le mirage du succès, de la popularité et de la considération.

J’ai déjà dit deux mots de la camaraderie, cette forme hypocrite de l’indifférence, ce masque tartuffe du scepticisme. C’est elle qui fait que tous, depuis la première jusqu’à la dernière ligne d’un journal, nous bâtissons une œuvre vaine et souvent criminelle, car la réclame passe aussi vite que les réputations qu’elle élève, et elle étouffe la conscience. Singulier temps où il semble que le premier mérite d’un écrivain soit d’avoir, non du talent, mais de la probité littéraire, et qu’il faille davantage s’étonner de ce que, parfois, l’on rencontre, sur son chemin, un homme de bonne foi plutôt qu’un homme de génie. Avec la camaraderie, tout monte au même niveau de louanges bénissantes et de flatteries mielleuses :les hommes et les œuvres. Il n’y a plus de séparation entre ce qui est génial et ce qui est médiocre. Victor Hugo est confondu avec M. Déroulède, Baudelaire avec M. Rollinat, Musset avec M. Richepin. Son aberration est telle que qu’elle soufflette avec les petits, Molière avec M. Buguet, Delacroix avec M. Cormon, Gounod avec M. Varney.

C’est la camaraderie qui, par le rapprochement incessant et le coudoiement journalier, nous a enlevé peu à peu nos enthousiasmes littéraires, nos convictions politiques et par conséquent nos fièvres de combats. C’est elle qui éteint les haines, les haines fécondes, au soleil desquelles fleurissent les grandes choses et poussent les œuvres immortelles. La beauté vient de l’amour, et de la haine, cet amour douloureux et blessé, c’est l’idéal et c’est la tendresse qui fait le poète, l’artiste, le patriote. L’indifférence, ce credo de la camaraderie, est impuissante et stérile. Elle ne produit que des œuvres petites, qui meurent aussitôt qu’elles sont nées, et pour lesquelles demain ne se souviendra pas d’aujourd’hui.

Voilà ce qu’est le journalisme aujourd’hui, ce qu’il doit être sous le régime de la liberté de la presse. Nous ne manquons pourtant ni de talents sérieux, ni de vrais courages, ni d’inattaquables honnêtetés. J’en vois dans tous les journaux et dans tous les partis, autant qu’il y en avait autrefois, plus peut-être. Mais tout cela disparaît, se perd et se noie, au milieu de l’immense foire des journaux qui a fait surgir de terre tout à coup une foule hurlante et grouillante d’aventuriers de toute sorte, de ratés de tout poil : financiers sans capitaux, littérateurs sans orthographe, médecins sans diplômes, vaudevillistes sans rimes, politiciens sans parti, inventeurs sans brevet, artistes sans âme, prêcheurs sans foi, gommeux sans chemise.

Sous l’Empire, alors que la presse était bâillonnée, les voix des Weiss, des Veuillot, des Prévost-Paradol, des Grenier, des Hervé, des Rochefort résonnaient superbement et crânement, comme des fanfares de trompettes. Le journaliste était quelque chose et quelqu’un. Il avait vraiment une tribune retentissante et un public qui se passionnait, une influence terrible quelquefois, et toujours le respect que donnent l’esprit et le courage. Aujourd’hui, pas une voix n’arrive, perçant la sourde clameur. Un bourdonnement confus, une agitation de gestes, et c’est tout.

Quand donc se décidera-t-on, pour la réputation, pour la considération, pour l’honneur du journalisme, à nous arracher cette liberté morbus qui le tue ? Une liberté de moins, ce n’est pas une affaire pour la République : elle nous en a enlevé de plus utiles et de plus chères.

Octave Mirbeau, Le Gaulois, 8 septembre 1884.

dimanche 8 septembre 2019

Céline en Italie...

(c)Simone Mestroni
(c)Simone Mestroni

(c)Simone Mestroni
(c)Simone Mestroni
(c)Simone Mestroni
(c)Simone Mestroni
" C’est plus difficile de renoncer à l’amour qu’à la vie. On passe son temps à tuer ou à adorer en ce monde et cela tout ensemble. « Je te hais ! Je t’adore ! » On se défend, on s’entretient, on repasse sa vie au bipède du siècle suivant, avec frénésie, à tout prix, comme si c’était formidablement agréable de se continuer, comme si ça allait nous rendre, au bout du compte, éternels. Envie de s’embrasser malgré tout, comme on se gratte. "

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.

La vidéo ici :

samedi 7 septembre 2019

L’Ordure...

Je viens de lire un livre tout récemment paru. Ce livre est signé par une femme. On reconnaît l’homme à son style : la femme aussi. Telle femme, tel livre. Le livre est sale et bête, et il pue : la puanteur fade d’une maison où jamais ne pénétra le soleil, où l’air jamais ne vint chasser les odeurs des parfums qui se corrompent et des sueurs qui s’aigrissent.

En ouvrant ces pages, on a l’impression d’entrer en un mauvais lieu. Il semble qu’on voie à travers ces lignes, comme à travers les persiennes toujours closes, des paquets de chairs, vautrés ça et là sur des divans et des tapis, les allées et les venues le long des couloirs mal éclairés, les courses furtives et les dégringolades rapides le long des escaliers ; il semble qu’on entende aussi des rires rauques, des voix cassées par la noce, des refrains obscènes et le bruit agaçant du piano qui les accompagne.

Un tel livre devrait se cacher, comme se cachent les débauches honteuses, au fond des quartiers sombres, dans des maisons d’infamie, et les lourds tombereaux matineux qui, dès l’aube, viennent ramasser l’ordure de Paris, devraient bien aussi emporter ces pourritures aux pourrissoirs.

Cela s’étale partout, et cela se vend. Cela arrête les passants à la devanture des libraires et, comme une fille sur les trottoirs, raccroche.

— Monsieur, monsieur, écoutez donc…

Je l’ai vu, dans un salon honnête, sur une table, qui se pavanait fièrement, a portée de jeune fille. Les pages n’avaient pas été coupées, il est vrai, et il s’était faufilé là, comme parfois se faufilent, jusque dans la paix des maisons respectables, ces vieilles matrones, courtières du vice.

Heureusement qu’il est bête, ce livre, autant qu’il est nauséabond, et, quand ce n’est pas le dégoût qui vous le fait jeter aux latrines, c’est l’ennui qui vous le fait jeter au feu.
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Aujourd’hui la production littéraire est énorme. Tout le monde se mêle d’écrire. Où que vous alliez, vous ne rencontrez que des gens gros de romans, de nouvelles ou de pièces de théâtres. Les journaux sont encombrés par des personnages singuliers, de tout poil et de tout sexe, qui se croient une mission et qui vous arrivent, les bras chargés de papiers, la tête pleine de chef-d’œuvre. Les éditeurs sont affolés par la lecture des manuscrits qui, chaque jour, s’entassent et débordent des cases bondées. Les minutes se comptent par l’apparition d’un volume nouveau. Il faut vraiment n’avoir pas été à l’école mutuelle pour ne se point payer cette fantaisie et ce luxe, devenus presque un besoin, de faire un livre. Chez les libraires, vous voyez des couvertures à vignettes sur lesquelles s’étalent des noms inconnus et baroques. Les clercs d’huissier rêvent des gloires littéraires, en paperassant des protêts, et, au fond de leurs boutiques, les garçons épiciers, mélancoliquement, méditent des ouvrages étonnants, aspirent à déserter les piles de bougie et les colonnes de boîtes de sardines, pour les colonnes de la Revue des Deux-Mondes. On croirait que, devant cette levée formidable et confuse d’auteurs, d’écrivains, de poètes et de bas-bleus, les lecteurs aient disparu, pris aussi par cette maladie de notre époque. Pas du tout. On lit davantage ; des couches nouvelles de gogos de lettres se révèlent. Les élucubrations les plus stupéfiantes trouvent une clientèle que rien ne lasse ni n’écœure. Il y a des débouchés qu’on ne soupçonnait pas, pour tout ce que produisent la bêtise et la corruption humaines unies étroitement par ce lien commun : la littérature. Et c’est à peine si le public, abruti par les lectures stupides et malsaines, parvient à distinguer entre l’œuvre puissante, toute parfumée d’art, de Guy de Maupassant, et une œuvre immonde,tout empuantie d’ordures, comme celle dont je parle au début de cet article.

Ce livre n’est point un cas isolé. Si j’y ai fait plus spécialement allusion, c’est qu’il est, je crois, le plus récent. À vrai dire, il ne se montre ni plus bête ni plus ordurier que la plupart de ceux que nous voyons recommandés par les journaux honnêtes : il l’est autant. Comme les autres il se traîne dans les même pourritures et s’embourbe dans les mêmes fanges. Il n’a même pas la hardiesse d’exalter une dépravation spéciale, le mérite d’exhaler une odeur inconnue. Ce sont choses courantes et banales, que celles qu’il nous débite, en un style de cabaret, en un argot de cabinet de toilette. Cela est pris à la même cuvette d’eau sale où tout le monde s’est lavé.

D’ailleurs, à quoi bon nous étonner, quand nous voyons aujourd’hui effrontément et librement s’étaler, chez tous les marchands de livres, les obscénités qui se cachaient jadis en Belgique, et qui viennent, couverture à couverture, fraterniser avec les nôtres, avec des sourires engageants et des provocations tolérées ?

L’ordure, voilà l’idéal cherché et atteint du moment ! La prostitution n’opère plus seulement sur nos trottoirs et dans les ghettos spéciaux ; elle envahit notre littérature et pénètre ainsi, sous une forme nouvelle, dans des places d’où on l’avait chassée ! Les librairies deviennent d’immenses maisons de tolérance et de proxénétisme, où tous les vices trouvent leur satisfaction à bon marché. La confusion est si grande qu’on ne reconnaît plus ce qui est beau de ce qui est laid, qu’on ne fait plus de différence entre l’art et l’ordure. On prend dans le tas : l’Évangéliste et Charlot s’amuse, Criquette et le Pistolet de la Baronne, Une Vie et le Supplice de Madeleine Badajou. On trouve Zola terne et pâle, Goncourt bégueule.
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Cette littérature, à laquelle tout le monde avidement se rue, est bien à l’image de notre époque, cette époque bizarre et nymphomane, où les filles possèdent leur journal officiel, comme un gouvernement ou une maison de banque, et, gravement, discutent de leurs intérêts, de leurs valeurs cotées, de leurs entreprises ; où l’on parle, tout haut, avec sérénité, ainsi que d’une chose naturelle, des passions hors nature et des vices inavouables ; où les cerveaux blasés, les nerfs émoussés, les sexes surmenés vont cherchant des combinaisons nouvelles, des vibrations inconnues de plaisirs, des confusions et des promiscuités monstrueuses. C’est à qui se prosternera en adoration devant l’image glorifiée du Dieu antique, qui domine notre société comme le seul Dieu resté debout, le seul Dieu que n’ait point renversé la vague déferlante de l’ordure.

C’est vers lui que montent toutes les prières, c’est à lui que vont tous les chants, c’est pour lui que la littérature élève dans sa boue, ses monuments de honte et ses temples d’infamies où la foule se précipite et s’agenouille.
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Il en a été toujours ainsi sous les républiques, qui permettent de tout dire, de tout montrer, de tout étaler, qui toujours protègent la littérature honteuse pour abrutir les peuples et les énerver. C’est ainsi qu’elles épuisent leur force, vident leur sang et détraquent leurs cervelles. Un peuple gavé d’ordure, saturé de vices, est un peuple impuissant, comme est stérile la femme qui se donne à tous les désirs qui s’offrent et surmène son corps dans tous les plaisirs.

Si jamais la monarchie, que nous attendons, vient, un jour, bousculer la République, si jamais elle domine l’avachissement des uns et le découragement des autres, c’est par la littérature qu’elle devra commencer son œuvre de régénération sociale. Il faudra qu’elle purge les librairies de ses livres, la presse de ses journaux, et qu’elle promène, partout où triomphe l’ordure, son coup de balai triomphal. Dans les siècles de tyrannie, l’art s’est développé, magnifique, et la littérature a brillé d’un éclat superbe ; dans les siècles de démocratie, l’art s’est abaissé et la littérature n’a servi que de véhicule à la corruption.

La liberté, historiquement, n’a jamais enfanté de prodiges, ni créé de vertus, ni produit de chefs-d’œuvre. Elle a fait tomber des têtes et elle a pourri des âmes. Elle a du sang et de l’ordure aux mains, voilà tout.

Octave Mirbeau, Le Gaulois, 13 avril 1883.
Félix Potin, on y revient !