samedi 29 février 2020

Toute une vie bien ratée...

(...)
  C’est bien parce que j’avais encore tout l’après-midi devant moi pour ne rien faire que je me suis laissé doucement glisser dehors tel un oursin se détachant de son rocher pour s’en aller vagabonder au gré des flots. Toujours il pleuvait à verse. Mais je préférais me faire saucer jusqu’à la moelle plutôt que m’esquinter l’âme à trimballer un parapluie ; n’ayant nulle part où aller, peu m’importait d’y arriver mouillé et je gardais ainsi entière ma liberté. Des idées un tantinet loufoques, inscrites à la craie dans ma folle cervelle, commençaient à se diluer sous cette bouillabaisse tombée des nues et me ruisselaient maintenant le long du cou jusqu’à me faire frissonner l’échine d’insouciance et de volupté. La pluie faisait flicflac au-dedans de mes souliers et ce curieux clapotis, aussi bizarre que cela puisse paraître, s’accordait bien aux petits morceaux de Bach qui parfois revenaient violoner dans ma tête. D’un trottoir l’autre, plus j’avançais dans la journée, plus je trouvais que mon système de me laisser flotter était parfaitement au point et l’ivresse du vide qui s’ensuivait vraiment me comblait au-delà de toute espérance.
  Quand j’ai regagné mes pénates et que j’étais à tordre pire qu’une serpillière, je me suis un bon moment senti un peu poète et cette étrange impression m’a rendu le coeur léger au point qu’il ne m’a pas paru utile d’user mes forces et mon temps à me sécher. J’ai simplement ouvert large la fenêtre pour laisser pénétrer les senteurs du soir, si particulières quand la terre est trempée, et ça faisait comme un parfum de pétunias relevé d’une pointe de pivoines ; ce mélange m’a semblé tout à fait propice à encore naviguer à la godille et rêvasser en diable jusqu’à nuit tombée. Ce que j’ai fait, mon Dieu, sans trop de difficulté.
  C’est quand le sloughi de la voisine s’est mis à hurler à la lune que la pluie soudain a cessé. Je me suis posé sur l’appui de la fenêtre, les guibolles ballant dans le vide, et dans le ciel des étoiles à tire-larigot me faisaient des clins d’oeil complices et les constellations, la Grande Ourse et le Dragon notamment, des petits signes amicaux. J’ai trouvé ça plutôt encourageant. Je venais d’échapper toute une journée à l’industrie, je m’étais soustrait des secondes, des siècles, aux soubresauts haineux du monde ; au mitan de ma vie j’avais en somme apprivoisé pour moi l’idée simple qu’il n’est pas plus mal d’avoir tout raté. Ce n’était pas rien ! Je suis allé me coucher, flottant toujours et bien fatigué.
Comme tout le monde.

Pierre Autin-GrenierJe ne suis pas un héros / Toute une vie bien ratée, p.167-169, Editions La Table Ronde / La petite vermilllon.💖

dimanche 23 février 2020

Redécouvrir Boudard...


Ou la quintessence d'Alphonse Boudard... Du Céline pour les nuls!
L'hôpital, Une hostobiographie.

« L’hosto, quand on y a séjourné longtemps et qu’on a failli y clamser, on y reste toujours un peu. Il vous fascine, vous obsède… on se dit qu’on y reviendra un jour ou l’autre. Il est l’image de notre mort… J’en ai tant vu des mecs dévisser là-dedans… jeunes, vieux, ivrognes ou sobres, j’arrive plus à oublier. Je voudrais, je m’efforce, et puis ça m’alpague au tournant d’une rue. J’aperçois le portail, une grille… ça me file les jetons. Comme la taule, tous les lieux de vacherie… » 

Editions de la Table Ronde / La petite vermillon (n° 104). Nouvelle édition en 2020.
À paraître le 27/02/2020!

Autre Extrait

Source

samedi 22 février 2020

La poisse, Antoine Gallimard et la Française des Jeux...


Ce matin, réveil pénible d’un pharmacien à la retraite qui de sa vie n’aurait seulement braqué une banque. C’est à l’aube qu’on exécute les condamnés, je me dis, et pourquoi donc ne pas se pendre ? Me traînant sur les rotules jusqu’à la salle de bains, ma tête fait soudain dans le miroir éclipse de Lune dans une flaque d’eau. Tu as le teint terreux d’un Robespierre au 10 Thermidor et le poil terne déjà saupoudré d’une fine poussière d’os, je constate un peu amer ; au fil des ans il a beaucoup plu sur la marchandise, forcément. D’un clic d’interrupteur j’abandonne au néant cette vision guère poétique de la bestiole et regagne, pou claudicant, la cuisine pour faire réchauffer une casserole de café de la veille, croquer aussi un carré de chocolat ce qui remonte le moral des troupes comme je l’ai lu tantôt dans un magazine de diététique auquel ma femme s’est abonnée dans le but de vivre le restant de l’éternité en bonne santé. Je casse deux oeufs dans une poêle à frire pendant que j’y suis ; à vouloir se pendre, autant se pendre le ventre plein je pense. Et puis, comme ça, reviennent tous les petits gestes mécaniques qui, à force de sempiternellement se répéter, vous achèvent le bonhomme plus vite que cheval bancal à l’abattoir municipal. On tourne le bouton du poste et c’est aussitôt une avalanche de catastrophes qui vous dégringole sur la coloquinte à vous glacer l’échine d’effroi. La guerre éclate en Balkhyrie ; au nord de Kiev, dans la nuit, le sarcophage de la centrale nucléaire de Tchernobyl vient de tomber en poussière ; le cours du concombre s’est littéralement effondré dès l’ouverture ce matin à la Bourse de Chicago. Alors je me dis que des banquiers, là-bas, peut-être sont encore plus malheureux que moi, ici, en ce moment et, en plus d’un sentiment de compassion, j’éprouve une certaine honte en pensant à mon projet de pendaison. Allez savoir aussi, avec ces infernales fluctuations des marchés financiers, où s’en trouve la cote de la cravate de chanvre au jour d’aujourd’hui ?

Des années-lumière de cela, il faut quand même que je vous dise, alors qu’encore gamin je baguenaudais en solitaire dans le petit bois à brigands de Chazalette, près le lieudit “Les Granges Rouges”, sur la commune de Claveisolles, je m’étais trouvé nez à nez, figurez-vous, avec un pendu. Je pouvais avoir sept ans à l’époque et cette découverte fondamentale valait bien pour moi celle de l’Amérique par Christophe Colomb : Sioux grimaçants, torse nu tatoué au couteau, coiffe de plumes et pagne, tels que nous les montrait Monsieur Moda, l’instituteur du CE1. Mon bonhomme se balançant là au bout d’une branche restait autrement impressionnant, lui : ses yeux de hareng saur exorbités de terreur comme dénoyautés par des fourchettes de bistrot en fer blanc, à eux seuls faisaient une de ces composition pathétiques de Chaïm Soutine que je ne connaissais pas encore ; trogne de poivrot violacée, il tirait une drôle de langue et son cou de poulet saucissonné par la ficelle achevait de lui donner cet air flapi qu’ont les pantins de chiffon accrochés à leur patère la farce terminée. J’avais vite reconnu ce pauvre bougre de Régis, valet d’écurie exploité par un métayer du voisinage et qui se livrait sans ménagement à l’ivrognerie mystique. J’avais fait pipi d’une petite queue branlante d’émotion contre le tronc de l’arbre, j’avais soigneusement remonté mes socquettes et j’étais rentré à la maison sans piper rien de l’affaire. Par la suite, plusieurs jeudis d’affilée j’allais, comme ça, voir en secret mon macchabée dans la forêt. C’est l’automne venu que des braconniers à la traque d’un sanglier sont tombés dessus : il n’en restait déjà plus que la moitié. La hulotte sans doute avait dévoré les yeux, d’autres bêtes des bois des morceaux de-ci de-là. Longtemps on parla de mon pendu le soir à la tablée, mais devant moi toujours à mi-voix ou, le plus souvent, en patois. Pour finir, les grands s’étaient partagé un bout de corde en guise de porte-bonheur au fond de leur poche ; ne m’était restée que la poisse de devoir désormais occuper tous mes jeudis aux jeux de con des abbés bricoleurs du patronage.

C’est ce souvenir têtu et lancinant qui me fouaillait la zone sous-corticale du cerveau alors que je m’enfonçais dans les bas quartiers de la ville, désemparé tel le pharmacien de Figueiras ne cherchant absolument rien et seulement préoccupé par l’idée d’en finir au pus vite avec cette existence de traîne-misère du porte-plume et ses 6% l’an de droits d’auteur hors taxe. Que ne suis-je, resté, jeune homme, dans les assurances où j’étais alors à deux doigts d’être nommé responsable du service “sinistres” avec appointements et primes y afférents ? Tu aurais aujourd’hui, je me dis, usé déjà plusieurs Bugattis, occuperais une de ces résidences bourgeoises du boulevard des Belges ; de jeunes enfants lisses et proprets en dégringoleraient le grand escalier, riant aux éclats comme cathédrales en plein soleil ; peut-être liraient-ils, le soir avant de s’endormir dans des draps frais, quelques pages de Philippe Delerm. Mais la vie est ainsi qu’en tout on ne décide de rien, bonheur ou infortune vous tombent sur le paletot comme d’eux-mêmes, l’usure et l’âge font le reste. C’est en ressassant sans cesse dans mon esprit ces sombres pensées et aussi le souvenir de mon pendu que je poussai en somnambule la porte du premier estaminet venu et m’accoudai au zinc. Moi et mes petits 6% on venait de décider, tout de go, de se payer quand même un double café calva et d’envisager plus à fond la situation. L’endroit était borgne et peu fréquenté à cette heure indécise de la matinée, c’était le lieux d’exil parfait pour se laisser aller à une profonde et sérieuse rêverie.

Pourquoi étais-je si impatient de vivre et fringant comme chien fou à l’époque des sunlights et des planches où, en compagnie de Vivier et Wetterwald, je battais le bocage de Trouville à Granville, de Coutances à Falaise, retroussant le coeur des midinettes et déchaînant hourras et bravos lorsque nous attaquions “So far away from Montana” au rythme enjoué de Christian Belhomme au piano mouillé ? Au Théâtre de la Presqu’île nous avions pris pour habitude de briser chaque soir quelques bouteilles de bordeaux sur le pavé devant l’entrée, cette fantaisie ayant pour effet, nous l’avions ainsi décidé dans notre délire, de placer le spectrale sous les plus favorables auspices et d’en faire un véritable feu d’artifice. Entrain et jeunesse, notre fougueux talent aussi, pourtant suffisaient ; un grain de franche gaieté ne nous semblait toutefois superflu mais plutôt bien utile pour passer la rampe et assurer sous les ovations le triomphe de la soirée. Cette gaieté qui seule préserve des pesanteurs intempestives du temps qui passe, empêche de pleurnicher et rend fort et léger. Aujourd’hui, finie la comédie et toute gaieté en allée, c’est à la mélancolie que m’entraîne ma rêverie et je me demande par quelle naïveté j’en suis arrivé à malaxer maintenant des mots dans le vain espoir de trouver un sens à l’existence.

Divaguant ça et là sans but d’une ruelle une traboule, je me dis tout en marchant que le pendu de mon enfance ne se tourneboule plus la cervelle depuis bien des lunes avec semblables balivernes et que son collier de chanvre vaut bien mon collier de misère. Ton éditeur aussi, vois-tu, (Monsieur Antoine), ne s’embarrasse de tracassins ni tourments de l’infini qui, loin de la grisaille de Paris, se prélasse dans des palaces perdus au milieu d’îles enchantées que tu n’as, toi, jamais vues même en bandes dessinées. A quoi bon tous ces efforts pour lui fournir cette littérature pourtant très dégagée derrière les oreilles si ton petit pourcentage suffit à peine à payer ta corde ? Non, il eût mieux valu, dès le début, se faire accordeur de pianos chez Gert Jonke ou se livrer alors avec frénésie à l’élevage intensif du ragondin et, la prochaine fois, je crois bien que j’attendrai qu’il me pousse un troisième bras pour me mettre enfin au turbin.

Voilà où j’en étais de mes réflexions fortement frappées au coin du bon sens quand je pris conscience que d’avoir déambulé, comme ça, toute la sainte journée au long des trottoirs à touiller dans ma tête cette purée d’idées noires avait fini, petit petit, par faire sérieusement baisser le jour de plusieurs crans. Je n’avais toujours pas braqué de banque ni ne m’étais seulement pendu que le soir déjà était venu. Comme me tira l’oeil sur le devant d’une boutique la carotte d’un tabac, par déformation de fumeur professionnel machinalement j’entrai. Je me payai le luxe d’un beau Montecristo n° 4 ( les préférés du Che ! ) et là, allez savoir pourquoi !, sur la lancée cochai sans même y réfléchir six numéros sur une grille de loto. Tu viens en somme, mon vieux, de remettre ta destinée entre les mains de la Française des Jeux et tes projets de pendaison à la courte-paille d’après-demain, c’est certain ! Ragaillardi par cette toute nouvelle perspective d’avenir je regagnai le logis, et hop ! allons-y ; bien résolu une fois de plus à dire à la corde et à la poutre que, tant pis, mais, pour aujourd’hui encore, mourir s’avère décidément trop fatigant.

Pierre Autin-Grenier, Je ne suis pas un héros / L’éternité est inutile, p.241, Editions La Table Ronde / La petite vermilllon.💖

dimanche 16 février 2020

Mourir comme Siniac... Pour évoquer Pierre Siniac...


On a découvert le corps de l'écrivain Pierre Siniac, le 11 avril 2002, dans son F3 d'un HLM d'Aubergenville (Yvelines), à 45 kilomètres de Paris. Locataire, il vivait là depuis trente ans, d'abord avec sa mère, puis seul. L'un des plus prolifiques et singuliers auteurs français de polars, le créateur de Femmes blafardes et du grotesque, dégueulasse et rabelaisien tandem Luj Inferman' et la Cloducque, était mort depuis environ un mois, à 73 ans, de mort naturelle.

L'odeur a fini par alerter la voisine d'en face. Celle du rez-de-chaussée l'avait également sentie, mais «ça pouvait venir d'ailleurs et remonter par l'escalier». Souvent, elle entendait au plafond les pas de l'écrivain du premier. Un jour de mars, ils ont cessé. Elle ne s'en est pas inquiétée. La cité d'Acosta, construite dans les années soixante au-delà de l'usine de Flins, entre zone industrielle, prés et forêt, semble assez conviviale. Mais quand un homme y meurt, on ne s'en aperçoit pas. Surtout si c'est un sauvage, dur d'oreille et à la confidence, chez qui personne, pas même ses éditeurs, n'a mis les pieds.

A quelques cages d'escalier de là, une ancienne amie de la mère de l'écrivain était tout de même intriguée depuis quelques jours : «Chaque matin, vers 10 heures, je le voyais rouler dans sa Twingo bleu clair pour aller faire ses courses. Il avait toujours cet air rébarbatif, pas heureux. Mais là, sa Twingo ne bougeait plus, garée en marche avant. J'en ai parlé en réunion des copropriétaires.» Il se passe alors une chose digne d'un roman de Siniac : une autre voisine invente sa mort. «Soi-disant qu'elle avait su qu'il avait été amené en ambulance et qu'il était mort à l'hôpital», dit la concierge. Cette fausse mort masque la vraie ; un parfum la réveille.

(...) A la mairie, on ne sait pas qu'un auteur du nom de Siniac existe et vit depuis trente ans dans la commune. Il ne s'est jamais fait connaître. Il n'a pas figuré aux deux petites fêtes locales du livre. Le libraire du village ignorait sa présence. La bibliothèque municipale ne possède aucun de ses romans, une bonne cinquantaine; apprenant l'identité du mort, la responsable vient de les commander à son dernier éditeur, Rivages. Ironique hasard : Aubergenville avait déjà décidé de consacrer la prochaine manifestation de Lire en fêtes, en octobre, au polar. Un hommage sera donc rendu à la flamme de cet auteur inconnu. Une voisine conclut : «J'ai regardé dans le catalogue France Loisirs, mais il n'y a rien de lui. C'est quand même dommage : on avait un écrivain et on l'a jamais lu.»

Quelques jours avant la mort, on avait installé partout dans la cité des doubles vitrages et des portes blindées. La police municipale et les pompiers entrent dans l'appartement de Siniac en cassant la seule vitre inchangée, celle des WC. Dans la pénombre, ils découvrent le cadavre allongé entre toilettes et salle de bain. La décomposition est avancée. Le F3 est une caverne de livres mal entretenue, un bordel conforme aux romans du défunt : marqué par la guerre, le désordre et le crime, Siniac dépeint souvent les villes et les maisons comme des champs de bataille. A son éditeur, il envoie des photos de son intérieur sans personne. Une carte de France est au mur. Le papier peint se décolle. Le matelas est de travers. Partout, la saleté.

Vagabonds orduriers

Peu avant, l'écrivain avait fermé la porte au nez de son plus vieil ami, un bruiteur de cinéma : «Reviens plus tard, là tu tombes mal !» Il était gentil, généreux, consciencieux, et maniaque d'indépendance. Il recevait au plus près dans un bistrot près de la gare ou alors il venait à Paris, propre et négligé, souvent coulé dans sa canadienne préhistorique. Il prenait un verre, parlait de ses livres à voix basse, pour qu'on ne lui «vole» pas ses idées, puis regagnait sa solitude. Il détestait parler de sa vie privée et de son passé. Il n'aimait pas les journalistes. Cette réserve explique en partie son absence de notoriété. Dans la dernière grande lettre envoyée, le 3 juin 1999, à son éditeur François Guérif, il explique : «Si d'aventure des journalistes voulaient me questionner, ils ne pourraient le faire que par écrit ou par cassette. (Recevoir ici, chez moi ? C'est un capharnaüm !.... il faudrait que je m'habille... que je me rase... que je fasse le ménage... que j'achète des apéros ou des bibines... etc... très franchement, ça m'emmerde et c'est au-dessus de mes forces.)» Il ajoute : «Evidemment, pour des questionnaires journalistiques, il vaudrait mieux éviter les questions à la con comme "Profession de votre père ?", "Profession de votre mère ?", "Etes-vous raciste ?", "Quel petit garçon étiez-vous ?" (Feignant, un peu con et très grossier avec mes parents...) etc. Je ne vois pas du tout ce que cela a à voir avec l'écriture et j'aimerais autant être interrogé par des critiques professionnels.»


La lettre est comme toujours tapée à la machine, presque sans rature. Elle souligne le style popu-truculent de Siniac ; ses feux follets de ponctuation, parenthèses, tirets, points d'exclamation ou de suspension. Il aimait le cinéma français des années trente et quarante, Carné, Duvivier, Renoir, Marcel Aymé. Il était membre des Amis de Roland Dorgelès. Ses livres pourraient être déclamés tantôt par Carette, tantôt par Pierre Larquey, l'un de ses acteurs préférés. L'ombre de Céline ne l'a jamais quitté. Dans Femmes blafardes, l'hôpital où l'on dépose les cadavres des jeunes femmes assassinées par le tueur à l'éventail, dit «Jack l'éventeur», est baptisé Louis-Ferdinand Destouches. Son dernier roman publié, Ferdinaud Céline (Rivages), met en scène Céline Ferdinaud, tenancière d'auberge forte en gueule, et un tandem de vagabonds orduriers auteurs d'un best-seller noir, la Java brune : hommage sarcastique à «son» auteur, dont il possédait tous les livres.

La mort constatée, qui appeler ? Pierre Siniac vivait seul, sans femme, sans homme, sans enfant. Sa mère est morte en 1988 ; ses éditeurs ignoraient qu'il avait vécu avec elle. Dans les papiers du mort, rien sur le père, mais tout sur cette mère et sur sa famille, dont un arbre généalogique remontant au XVIIIe siècle, patiemment bâti par l'écrivain. Une voisine raconte : «Madame Zaka, comme on l'appelait, était aussi liante que son fils ne l'était pas. Lui, il passait son temps à taper à la machine. En été, elle ouvrait les fenêtres et on entendait le tap-tap du fils. Puis elle est morte, et il a fermé les fenêtres.» Son grand ami et admirateur admiré, Jean-Patrick Manchette, avec qui il échangea une correspondance nerveuse, lui a proposé un jour de faire connaissance en déjeunant. Siniac lui a répondu : «Nous voir pour "partager le pain"? ça viendra peut-être. Mais je dois te prévenir : j'écris, certes, mais je n'ai aucune conversation et je ne parle pas en mangeant car ça me donne de l'aérophagie, et puis il y ma demi-surdité (...) acquise : bombardement de Renault en 1943 ; me voici donc dans une sorte d'isolement style Goya, Maurras, Beethoven, toutes proportions gardées.» Il conclut : «Crois-moi sur parole, je ne suis pas du genre liant, et à côté du gars Siniac des as (vraiment très drôle), l'ours Martin est un joyeux drille atteint de logorrhée aiguë.»

Il a fait déraper le polar

Face à ce désert, la concierge contacte l'office HLM. On y trouve un certificat d'hérédité au nom des parents : Zakariadis. Le père de Siniac avait quitté la Grèce pour les Etats-Unis. Il fut stoppé en France par la guerre de 14. Siniac ne l'a évoqué qu'une fois ouvertement, pour Manchette. En France, ce père devient bottier. Sa mère, qui a des origines de Haute-Saône et «chouanes», est «petite main» chez un grand couturier, puis couturière «en chambre», enfin «costumière de théâtre». Ils vivent à Paris avec leurs quatre enfants, trois garçons et une fille, éduqués «dans une liberté presque totale». Siniac, le cadet, ne fiche rien. Il lit, va au cinéma, écrit ses premiers contes, fugue. On le met en apprentissage à 14 ans. Bientôt, il se heurte au père et prend la clé des champs : il a toujours revendiqué sa qualité d'autodidacte.

Ce nom, Zakariadis, permet à la police de retrouver le dernier frère vivant de Pierre Siniac, qui vit à quelques kilomètres et qu'il n'avait pas vu depuis trente ans. «On a attendu sa venue pour désinfecter, se souvient la concierge. Ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau.» Mais ils ne s'aimaient pas. Le frère emporte la Twingo, sans doute quelques objets de valeurs. Il brade le reste, l'essentiel, pour 600 francs : livres, meubles, habits, lettres, tous les manuscrits, des nouvelles inédites, à un brocanteur et vendeur de livres d'occasion. Puis il enterre son cadet, le 18 avril, au cimetière d'Aubergenville. Deux bouquets de fleurs reposent sur une dalle de pierre nue, au fond à gauche, dans les concessions de trente ans.

Un mois plus tard, la mort de l'écrivain est annoncée au festival Etonnants Voyageurs, à Saint-Malo, par son éditeur, qui l'a su très tard. Plusieurs auteurs sont choqués : Siniac, marginal bourru, a compté dans le polar français. En 1981, quand il reçut pour trois livres le Grand Prix de littérature policière, certains en firent le père du «néo-polar», mais un père indigne, à l'oeuvre insolite et anachronique, sans ascendance ni héritier ­ comme lui. Il a été l'un des premiers à faire déraper le polar vers autre chose que la pure Série Noire, à le teinter d'une actualité précise, à le salir, à le rendre fou, à l'engrosser de sarcasmes et de burlesque, tout en lui conservant le parfum feuilletonesque et populaire du monde dans lequel il avait grandi : celui des années de guerre et d'après-guerre. Siniac a rencontré et apprécie Léo Malet. Il lisait tout mais raffolait de Gogol, Fantômas, Jean-Pierre Melville, Hitchcock, Fritz Lang et Bibi Fricotin. Dans Noir scénar, il a donné sa jolie dernière nouvelle anthume, consacrée au cinéma d'antan. Il y affirme que ses trois films préférés sont la Chevauchée fantastique, les Enfants du paradis et le Jour se lève.

Lundi 20 mai, un article dans le Figaro et une dépêche de l'agence France-Presse annoncent sa mort et précisent qu'on a trouvé un manuscrit sur son bureau, intitulé «La course du aneton dans la ville détruite». En réalité, Rivages avait le manuscrit depuis longtemps et le titre ne comportait aucune faute d'orthographe. Mais cette faute est si curieuse qu'elle semble avoir été inventée par Siniac, grand amateur de jeux de mots et de déformations. En 1977, dans une lettre signée du «27 fructidor», il écrit à Manchette, qu'il appelle Manchemol, ou Channel-tte, ou Superman... chette, ou Grostitre (Manchette) : «Ne te crois pas obligé de faire un autre calembour sur mon nom ; moi j'ai l'habitude ­ je ne sais pas exactement pourquoi ­ de ne jamais appeler les gens par leur nom.» Siniac s'est lui-même débaptisé. 
(...)


«Les âmes boueuses»

La postérité de Siniac est, sur ce point, la meilleure introduction (et conclusion) à son univers. En juin, une libraire d'anciens tombe par hasard sur des livres dédicacés à l'écrivain. Elle parle avec le vendeur, un ancien forain volubile, qui débuta à 14 ans en couvrant des toits, puis fit la guerre d'Algérie. Le brocanteur qui a tout racheté pour 600 francs, c'est lui. Il adore les livres, soigneusement classés, mais n'en lit jamais, «j'aurais pas le temps de les vendre». Siniac lui était inconnu. Il a fait deux voyages à Aubergenville, «deux fois j'ai rempli la camionnette», le frère semblait pressé de se débarrasser de tout. «Dans l'ombre, j'avais cru voir un meuble de valeur, explique le brocanteur, mais une fois les rideaux tirés, ce n'était qu'une imitation. Question argent, le frère a dû tout prendre : je n'ai trouvé qu'un franc. A part ça, des livres et des papiers partout.» Sur son stand, on rachète pour 5 euros les exemplaires originaux de romans dédicacés par leurs auteurs. Par exemple, cet envoi de Nada : «Tardif hommage, mais rudement sincère, à Pierre Siniac, à qui précisément l'on hésite à filer ce qu'on a pondu soi. Car Siniac, c'est mieux.» Signé Manchette.

Le brocanteur poursuit : «Dans des boîtes, j'ai retrouvé ses factures sur vingt ans, ses PV parisiens, tous payés, et même deux chèques.» L'un, de 5 000 francs, est adressé à Siniac par sa mère, Hélène, juste avant qu'elle meurt: il ne l'a jamais encaissé. «Puis cinq machines à écrire que j'ai jetées, des manuscrits et des lettres de ses amis et de sa soeur, qui vit en Angleterre. Il gardait tout , jusqu'aux tickets de pressing! Il y avait aussi ses vêtements. Ma femme a dû les passer à la machine, car ils puaient le désinfectant.» Il désigne son pull, orné de gros lézards : «Voyez ça ? Il est beau, non ? Hé ben, ça lui appartenait !» Alerté, François Guérif est allé voir ce qui n'est pas encore vendu : tous les manuscrits, des tas de lettres, des photos, quelques nouvelles inédites, et même des tableaux peints dans sa jeunesse. Il espère qu'une bibliothèque sera intéressée. Sans quoi, tout disparaîtra.

(...)

Pierre Siniac est enterré au bout du cimetière à gauche, entre André Pottier, dit Dédé, et Renée Gouget, née Baechler. Luj Inferman' et la Cloducque l'accompagnent peut-être dans son dernier voyage. Avec, en prime, ce dialogue populo-pascalien à propos du ciel en surplomb. La Cloducque : «C'est un ciel conçu exprès pour les cons que nous sommes qu'on a au-dessus de nos têtes.» Luj : «C'est juste. Mais ferme ta sale gueule.»

Philippe Lançon.

Source

samedi 8 février 2020

Tout en camelote...


Concession: A force de faire des concessions, on finit par en avoir une à perpétuité.

Lit: Le lit, quand on y pense, n’est jamais que le terrain d’entraînement du cercueil.

Famille: Ce qu’il y a de plus effrayant quand on fait partie d’une famille nombreuse, c’est cette course au finish pour arriver le dernier au caveau familial.

Art: L’histoire de l’art – généralement racontée en dix ou vingt volumes – peut en réalité se résumer à quelques mots: « De Toutankhamon à Tout-en-Camelote ».

Philosophe: Les philosophes ressemblent sans le savoir aux fourrures. Tous deux attirent les mythes.

Cartésien: Il paraît de plus en plus évident que, dans l’état actuel de la France, un cartésien n’est sans doute qu’un lecteur de Guy des Cars.

Théâtre: Le théâtre m’a toujours rappelé ces soirées en famille où l’on écoute des parents gâteux raconter d’interminables anecdotes et que l’on subit par courtoisie, sans oser s’en aller.

Dictionnaire du méprisJacques Sternberg, cité dans Jacques Sternberg ou l'oeil sauvage, p.240-241, Lionel Marek, Editions L'âge d'homme.

samedi 1 février 2020

Pour mettre au lit la littérature phtisique...


« Le petit monde des employés et responsables de l’Edition française me fit passer de l’étonnement à la nausée, de l’indulgence admirative au mépris et de l’incompréhension à la rancune. Dans les maisons d’édition où j’allais porter mes manuscrits pour les reprendre quand on me les avait refusés, on me traitait comme un pauvre qui vient régulièrement chercher sa petite obole. Avec d’autant plus de commisération indifférente que je venais, non seulement de province, mais de Belgique, soit une province réputée, comme la Suisse, pour sa lenteur d’esprit. Je croyais les Parisiens simplement antisémites et xénophobes, je vis qu’ils étaient les pires des racistes : ils méprisaient tout ce qui n’appartenait pas à l’un de leurs arrondissements, c’est-à-dire le 5e, le 6e , le 7e, le 8e et le 16e […] Comme tous les apprentis romanciers de l’après-guerre, je ne jurais que par la prétentieuse et prestigieuse N.R.F., temple des Belles Lettres. Pas de chance : justement là l’accueil était le plus réfrigérant car, dans cette clinique distinguée si bien conçue pour mettre au lit la littérature phtisique, même la standardiste me recevait avec cette condescendance que l’on réserve aux commis voyageurs indésirables. Inutile de dire que je n’avais pas assez de poids pour accéder jusqu’au bureau inviolable d’un directeur littéraire, et il m’arriva même de faire l’aller et retour Bruxelles-Paris pour m’entendre dire que Monsieur Queneau ne pouvait pas me recevoir et me faisait dire que mon dernier manuscrit ne l’avait pas intéressé. […] Je perdais mon temps, mais je ne le perdais pas moins évidemment chez Julliard où l’on ne guettait que le roman richard, chez Grasset où l’on me jugeait trop maigrelet, chez Laffont pour qui je n’étais pas assez profond, chez Denoël où l’on ne m’accrocha jamais à l’arbre de Noël, ni même aux éditions de Minuit où le Belge Lambrichs me déclara que j’avais intérêt à déchirer mes textes ou au Seuil où je n’arrivais jamais à dépasser celui du paillasson. Plus j’écrivais, plus les refus que j’essuyais devenaient secs, matraqueurs et déprimants. Chez Julliard, Robert Kanters me vouait une telle haine qu’il balayait les avis de plusieurs lecteurs. A la N.R.F., les avis favorables de Paulhan, Arland et Lemarchand ne suffisaient pas à vaincre la réticence obstinée de mon ennemi inconnu, Raymond Queneau, pour le laisser dans l’anonymat. »

Mémoires provisoires, Jacques Sternberg, cité dans Jacques Sternberg ou l'oeil sauvage, p.110, Lionel Marek, Editions L'âge d'homme.