En gagnant mon pain (1916) est le volume central d’une trilogie contrastée, commençant par Enfance (1913-14) et se terminant par Mes universités (1923). Même si la dimension autobiographique assure la cohérence de l’ensemble, les conditions de la rédaction façonnent nettement la vision rétrospective. Le premier livre a été conçu à Capri, dans le temps d’un exil glorieux : le suivant, écrit en Russie, où l’auteur est rentré après une amnistie proclamée par le tsar, a été marqué par la guerre et l’installation du régime soviétique, enfin, le dernier volet est mis au point à l’étranger alors que l’homme entretient une relation ambivalente avec la jeune révolution, est simultanément en amitié et en intimité avec Lénine. La visée de la critique sociale n’a donc plus la même pertinence, et l’histoire elle-même ne se déchiffre ni ne s’interprète selon les mêmes critères. L’adolescence décrite dans En gagnant mon pain, laborieuse, impécunieuse, sentimentalement aride, est éclairée par la découverte de la littérature, récits populaires, ou récits plus substantiels comme ceux de Balzac et de Flaubert. L’ensevelissement dans les textes devient le moyen d’échapper à la souffrance quotidienne, détermine en outre le désir d’écrire. Orphelin depuis longtemps, l’écrivain a pu dire «Les livres, dans ma vie, ont remplacé ma mère». Cet investissement traduit une curiosité qui sera continuellement contrecarrée par la nécessité : travailler, travailler pour survivre. Si Enfance constitue une véritable référence, il n’en va pas ainsi des autres romans : cette publication tâche de restituer une oeuvre dans son mouvement complexe, afin de battre en brèche certains jugements liés à l’indéfinition du fragment.
J’ai bizarrement moins accroché que pour "Enfance" mais c’est tout de même un beau roman d'apprentissage, un joyaux dans sa description de la nature, des mœurs russes des pauvres gens et une déclaration d’amour au livre, dans un style cristallin, sans aucune lourdeur ; j’insiste sur la qualité de l’écriture. Se lit d’une traite. Une sorte de "Factotum" (Bukowski) à la russe. A saluer le travail remarquable du traducteur qui a su rendre la prose limpide (manque peut-être des notes en bas de page pour nous éclairer sur les coutumes et croyances russes). Mais la qualité de l’impression laisse à désirer malgré le prix de l’ouvrage ; caractères mal imprimés, manquant, déteignant/un peu flou parfois...
«[…] Mon enfant, dit-elle, oublie ce que racontent les livres ; ils mentent, les livres ! » p.65
«[…] La femme, c’est une force ; elle a trompé Dieu Lui-même, oui, parfaitement ! (…) C’est à cause d’Eve que tout le monde s’en va en enfer, oui, parfaitement ! » p.92
«[…] le travail de l’esprit, pendant l’enfance, creuse dans l’âme des plaies si profondes que, parfois, elles ne peuvent plus se fermer. » p.103
«[…] La seule différence entre les hommes, c’est le degré de leur bêtise. L’un est intelligent, l’autre moins, le troisième est complètement bête. Pour s’instruire, on doit lire des livres bien choisis ; la magie noire, et tout le reste ! Il faut lire tous les livres, alors on découvre ceux qui peuvent être utile… » p.124
«[…] Lorsque Dieu nous envoie sur la terre, nous sommes de stupides enfants, Il veut que nous en revenions vieillards instruits, donc il faut apprendre ! » p.165
«[…] Peut-on demander à quoi pense un homme ? Il est impossible de répondre à cette question. On pense simultanément à beaucoup de choses, à tout ce qu’on a sous les yeux, à ce qu’on a vu hier et l’année passée, et tout est confus, insaisissable, se meut et se transforme. » p.186-187
«[…] Les livres, mon ami, sont comparables à un grand jardin où il y a de tout : de l’inutile, de l’excellent et de l’agréable… (…) Les brèves leçons du pharmacien m’inspiraient une révérence toujours plus vive pour les livres ; peu à peu ils me devinrent aussi indispensables que l’eau-de-vie à un ivrogne. » p.189
«[…] L’argent, ce n’est pas comme les gens, il n’y en a jamais de trop. » p.233
«[…] La lecture empêche les querelles et le bruit ; c’est une bonne chose ! » p.269
«[…] Ici, depuis que tu lis, c’est comme au printemps quand on enlève les doubles fenêtres et qu’on laisse pour le première fois pénétrer l’air pur (…) » p.270
«[…] Les gens s’usent et meurent, c’est naturel, mais nulle part ils ne s’épuisent avec la même rapidité terrifiante, ni aussi stupidement que chez nous, en Russie… » p.273
«[…] La gaîté, chez nous, n’est ni spontanée, ni naturelle, il faut la faire naître, l’entretenir, l’exciter, c’est une pauvre flamme toujours prête à s’éteindre. Et trop souvent la gaîté russe se transforme d’une manière inattendue et insaisissable en un drame féroce. L’homme danse comme un captif briserait ses liens, et soudain, libérant en lui le fauve le plus cruel, il se précipite en brute sur les autres et il mord, déchire et anéantit… » p.276-277
«[…] Etre bon, c’est ce qu’il y a de plus facile pour les paresseux ; la bonté, mon garçon, ça ne demande pas d’esprit. » p.313
«[…] on a beau se démener, on peut espérer ce qu’on veut, mais personne n’échappera au linceul et à la tombe ! » p.313
«[…] Qui suis-je ? Un être humain. Et l’autre, qui est-il ? Un être humain aussi. Alors quoi ? Dieu exigerait-il de lui ou de moi un impôt différent ? Non, nous sommes tous égaux devant Dieu… Il faut que nous soyons égaux dans la vie. » p.320
Maxime Gorki, En gagnant mon pain, Editions L’Harmattan/Les Introuvables.
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