samedi 28 mars 2020

Une fois niée l’existence de Dieu, on peut sortir prendre l’air...

(c)Elisa Leonelli
16.4.92     Minuit 39
Jour funeste. J’ai toujours mis à profit le trajet jusqu’à l’hippodrome pour passer en revue mes martingales. C’est que je n’en ai pas loin de sept à ma disposition. Mais, cette fois, je me suis planté sur toute la ligne. Rassurez-vous, j’ai pour principe de ne perdre ni la boule, ni mes boules avec les canassons. Le genre flambeur, très peu pour moi. Les années de misère m’ont rendu prudent. Si bien que, vu mes mises, on peut s’abstenir de tirer le canon quand je touche le bon numéro. N’empêche que, sur la durée, j’aurai eu plus de flair que de déveine, même si j’y ai perdu un-peu-beaucoup de ma précieuse vie. Car là-bas, c’est votre durée de vie qu’on assassine. Un exemple, la deuxième course d’aujourd’hui. Comme il restait trois minutes avant que les chevaux soient admis dans leurs stalles de départ, les jockeys les ont freinés dans leur ardeur. J’ai cru alors – au diable, la raison – que le temps agonisait sous mes yeux. Quand vous aurez, comme moi, dépassé les 70 balais, vous ne supporterez plus qu’on gaspille la moindre de vos secondes. Inutile de me le rappeler, je sais fort bien qu’en venant ici je me place, sans y être contraint, dans cette douloureuse situation.
À une époque, j’avais pris l’habitude de filer en Arizona pour voir courir les lévriers en nocturne. Voilà des organisateurs qui savent y faire. Le temps de se rincer la dalle que déjà une autre course démarre. Pas de suspensions de trente minutes. Gloup, gloup, et hop, c’est reparti. On se sent bien. Dans la fraîcheur de la nuit, dans le feu de l’action. Impossible de penser qu’un connard quelconque viendra vous prendre la tête pendant que vous attendez, peinard, la prochaine. Et quand tout se termine, vous tenez la grande forme. Ne vous reste plus qu’à vous imbiber en chicorant votre nana le reste de la nuit.
Par comparaison, les chevaux, c’est l’enfer. Je me referme sur moi. Ne jacte à personne. Vaut mieux, d’ailleurs. Certes, les employés du pari mutuel me connaissent. Faut bien qu’en me pointant à leur guichet, je remette en marche les cordes vocales. Avec les années, ils ont appris à manœuvrer le client. Ne manquent pas de doigté, pour la plupart. Le commerce des hommes les a gratifiés, selon moi, d’une certaine dose de perspicacité. Il ne leur a ainsi pas échappé que l’immense majorité de la race humaine ne saurait se comparer qu’à un conglomérat de sous-merde. N’empêche que je garde mes distances avec ces fins psychologues. D’autant qu’en ne prenant conseil que de moi-même, je finis toujours par toucher un gagnant. Aussi bien je pourrais rester chez moi et téléphoner mes paris. Une fois ma porte verrouillée, je m’amuserais à peindre ou à… ce que vous voudrez. Mais il faut que je mette le nez dehors, afin de me convaincre que presque tous les humains ne sont qu’un ramassis de tocards. Ah, s’ils avaient le désir de se corriger ! Hé, ma poule, tu vires con, ou quoi ? Sérieusement, il y a autre chose dehors – il y a que la mort m’y obsède moins, car on se sent si hébété en compagnie de ses frères bipèdes qu’on en oublie de penser. Voilà quelques semaines, j’avais emporté avec moi un carnet de notes, histoire de jouer l’écrivain entre deux courses. Projet irréaliste. Là-bas, l’atmosphère est toujours étouffante, lugubre, comme dans un camp de concentration pour lequel on se serait, de surcroît, porté volontaire. Ce n’est que de retour à la maison que je refais mumuse avec la Grande Faucheuse. Mais juste un petit peu. Surtout pas d’excès en ce domaine. Non que la mort m’épouvante ou que j’en déplore l’inéluctabilité. Mais à trop la courtiser, on n’en retire aucun plaisir, comprenez-vous ? Alors, quand y penser ? Eh bien, pourquoi pas la nuit de mercredi prochain ? Ou pendant mon sommeil ? Et si j’attendais la gueule de bois carabinée ? Ou un accident de la route ? Quel sale boulot ! Mais faut quand même le faire. Car, une fois niée l’existence de Dieu, on peut sortir prendre l’air. Gonflé à bloc, la tête haute, prêt à affronter le monde extérieur. En définitive, ce n’est pas plus chiant que de remettre, chaque matin, ses chaussures. Mais supposons que je décède à l’improviste, je ne regretterais qu’une chose ne plus pouvoir tartiner de la copie. Car écrire vaut mieux que boire. D’ailleurs, lorsqu’on boit en écrivant, ce ne sont pas les mots mais les murs qui dansent. Au fond, peut-être que l’enfer existe ? Si oui, qu’on y réserve ma place. Et vous savez quoi ? N’y manquera aucun poète, tous liront leurs œuvres, et je serai bien forcé de leur prêter attention. Oui, je me prendrai en pleine gueule leur ostentatoire afféterie, leur surabondante autosatisfaction. Tel sera mon enfer s’il s’en trouve un quelque part un cercle de poètes bavant à l’infini…
Toujours est-il que la journée a été particulièrement affreuse. Ma martingale, qui d’ordinaire fonctionne plutôt bien, m’a lâché. Les dieux avaient brouillé les cartes. Dénaturant la marche du temps et m’expédiant dans quelque machine à décerveler. À ceci près cependant que le temps n’est fait que pour être gaspillé. Comment d’ailleurs pourrait-il en aller autrement ? On ne roule pas toujours à tombeau ouvert. Parfois, il faut savoir freiner si l’on souhaite redémarrer. Tantôt je décroche la lune, tantôt je sombre dans un trou noir. Dites-moi, est-ce que vous avez un chat ? Voire plusieurs ? Eh bien, mes mignons, contemplez-les et voyez combien ils en écrasent. Jusqu’à vingt heures par jour. Et regardez comme ils sont beaux. Ils savent qu’il est inutile de s’exciter sur quoi que ce soit. Excepté leur gamelle. Quitte à tuer, dans l’intervalle, un plus petit que soi. Quand les forces du destin se liguent contre moi, je m’oblige à observer un chat. J’ai le choix puisque j’en héberge neuf. Il me suffit de fixer mon attention sur l’un d’entre eux plongé dans un profond sommeil, ou à demi éveillé, pour que je torde le cou à l’angoisse. L’écriture passe aussi par les chats. Elle se nourrit de notre mutuel face à face. Ils me décompressent. Sans que j’aie besoin de m’y attarder. Juste le temps d’être en mesure de rebrancher les circuits et d’emballer derechef le moteur. Je n’arrive pas à comprendre les écrivains qui décident de laisser tomber. Comment supportent-ils la vie ensuite ?
Bref, aujourd’hui, désolation et putréfaction suintaient de partout là-bas mais, sitôt franchie la porte de mon chez-moi, j’ai su que, selon toute vraisemblance, j’y retournerais le lendemain. Vous vous demandez ce qui explique cette contradiction ?
La force de l’habitude sans doute, cette routine qui guide nos pas. Un endroit où aller, un truc à faire. Le rail que nous suivons dès la naissance. Sortir de là pour entrer ici. Des fois qu’il y aurait quelque chose d’intéressant à reluquer. Le type même du rêve stérile. Il a été le mien du temps où je levais des filles dans les bars. Je me disais peut-être que celle-ci sera la bonne. Encore un réflexe routinier. Tenez, même pendant l’acte, je ne cessais de me répéter que je sacrifiais au train-train. Que j’exécutais le programme supposé être le mien. Mais, grotesque ou pas, fallait assurer. Et d’ailleurs, que faire d’autre ? Bon, c’est vrai, j’aurais pu dételer. Me laisser glisser sur la moquette et mettre les points sur les « i ».

Charles Bukowski, Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau, Traduit par Gérard Guégan, © Éditions Grasset & Fasquelle, 1999.💖

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire