samedi 14 mars 2020

Par la grâce de cette musique ruisselante...

Gaïto Gazdanov
"(...)
   Quelques temps plus tard je me rendis au cabaret dont Suzanne m’avait parlé et que son mari fréquentait. Dans ma vie, il y a eu un certain nombre de choses auxquelles je n’ai pas pu résister : quelques livres dont, sitôt qu’ils me tombaient entre les mains, je ne m’arrachais plus; le visage d’une femme que j’ai vu devant moi pendant quelques années, dès que je fermais les yeux, où que je me trouvasse et quoique je fisse; la mer en faisait partie également, et la neige et la musique enfin, chantée avec accompagnement de guitare ou d’orchestre : les cahots d’une chanson tzigane avec sa tristesse poignante, ou la mélancolie d’une romance russe. J’en connaissais par coeur les paroles, souvent incongrues et ridicules, impensables dans aucun poème digne de ce nom : ces séparations, ces rêves, ces enchantements, ces chaînes, ces départs, ces fleurs, ces champs, ces larmes et ces regrets, qui froissent le bon goût; pourtant, derrière ces mots, on percevait une tristesse slave, invincible, par la grâce de cette musique ruisselante, sans laquelle le monde ne serait pas tel que je l’avais créé. Ce charme singulier et désespéré se dégageait de la mélodie qui évoluait en spirale, dépassait, à chaque nouvelle progression, les émotions effleurées auparavant qui s’essayaient, dans un effort pénible et vain, à suivre les notes qui s’éloignaient et s’envolaient lentement. On songeait aux arbustes qui — par un temps orageux où ce qui n’a pas été créé immobile se laisse irrésistiblement emporter — ploient sous le vent comme s’ils s’efforçaient de le rattraper. Cette plainte musicale suscitait également les images d’un monde révolu qui s’inscrivaient dans cette période allant de la fin du XIXe au début du XXe siècle, lorsque le temps s’écoulait lentement et que l’histoire d’une seule passion, même insignifiante, pouvait remplir une vie entière. Elle faisait surgir des impressions lointaines : des champs d’été et des jardins au clair de lune, l’odeur des fleurs et du foin, l’éclat bleuâtre de la neige cassante comme du verre, les cochers, les chevaux, les arcs des limonières, les grelots, les ombres sonores qui font parvenir jusqu’à nous des souvenirs qui ne nous appartiennent pas, de personnes depuis longtemps disparues et que nous n’avons jamais connues. Mais surtout, cette musique provoquait un épuisement sensuel très particulier, auquel se mélait une rage sans objet qui n’était comparable à rien. Dans cet état, il arrive qu’on agisse comme on ne doit pas le faire, qu’on prononce des paroles qu’il ne faut pas dire, qu’on cède à la tentation irrésistible de quelque erreur irréparable."

Gaïto Gazdanov, Chemins noctures, p.250-251, Editions Viviane Hamy.💖

On peut aussi remplacer "musique" par "littérature"...

2 commentaires:

  1. Просто небольшое дополнение, мой друг!
    (Juste un petit complément, mon ami !)




    "Chez tous les auteurs de l’émigration (Nina Berberova, Nadežda Tèffi, Vladimir Nabokov)
    on trouve des tentatives de stylisation de la langue de l’émigré russe traduite en français, une sorte de langue « hybride » issue de l’émigration. Gazdanov va encore plus loin : son roman comporte des dialogues dans les deux langues. Les premières publications des Chemins nocturnes, qui paraissent en 1939 dans le quotidien Les Annales contemporaines (Sovremennye Zapiski), restées inachevées à cause de la guerre, se distinguent de l’édition finale en volume de 1952 qui a subi un remaniement textuel fondamental : de nombreux dialogues de l’édition originale du journal étaient en français, (un français de jargon des « bas-fonds » parisiens), dont la traduction n’était qu’exceptionnellement donnée dans les notes de bas de page. Dans l’édition définitive, tous ces dialogues ont été traduits en russe et les éditeurs ont supprimé tout simplement le texte français. Comme Tèffi, Ivan Bunin ou Nabokov, Gazdanov dit à sa façon la difficulté pour l’écrivain émigré de survivre sur le plan du langage dans un univers bilingue où chacun était porteur de son propre parler mais aussi de celui du pays d’accueil. Ces dialogues en français apportent à leur façon une réponse à la « querelle linguistique » de l’émigration en rappelant que le russe de cette littérature était une langue bien vivante et non « momifiée » et que cette dimension polyphonique en faisait aussi la richesse."

    Sources : Les marqueteries langagières des Chemins nocturnes de Gajto Gazdanov Gayaneh ARMAGANIAN-LE VU
    ENS LSH, Institut européen Est-Ouest


    http://bibliophilierusse.blogspirit.com/archive/2007/05/08/chemins-nocturnes-de-gaito-gazdanov.html




    Au royaume de l'espoir, il n'y a pas d'hiver.
    Proverbe russe




    Merci pour le lien


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    1. Merci encore pour ces précisions! Dommage que l'édition française n'ait pas gardé cette dimension polyphonique... Encore une négligence de l'édition.

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