samedi 29 février 2020

Toute une vie bien ratée...

(...)
  C’est bien parce que j’avais encore tout l’après-midi devant moi pour ne rien faire que je me suis laissé doucement glisser dehors tel un oursin se détachant de son rocher pour s’en aller vagabonder au gré des flots. Toujours il pleuvait à verse. Mais je préférais me faire saucer jusqu’à la moelle plutôt que m’esquinter l’âme à trimballer un parapluie ; n’ayant nulle part où aller, peu m’importait d’y arriver mouillé et je gardais ainsi entière ma liberté. Des idées un tantinet loufoques, inscrites à la craie dans ma folle cervelle, commençaient à se diluer sous cette bouillabaisse tombée des nues et me ruisselaient maintenant le long du cou jusqu’à me faire frissonner l’échine d’insouciance et de volupté. La pluie faisait flicflac au-dedans de mes souliers et ce curieux clapotis, aussi bizarre que cela puisse paraître, s’accordait bien aux petits morceaux de Bach qui parfois revenaient violoner dans ma tête. D’un trottoir l’autre, plus j’avançais dans la journée, plus je trouvais que mon système de me laisser flotter était parfaitement au point et l’ivresse du vide qui s’ensuivait vraiment me comblait au-delà de toute espérance.
  Quand j’ai regagné mes pénates et que j’étais à tordre pire qu’une serpillière, je me suis un bon moment senti un peu poète et cette étrange impression m’a rendu le coeur léger au point qu’il ne m’a pas paru utile d’user mes forces et mon temps à me sécher. J’ai simplement ouvert large la fenêtre pour laisser pénétrer les senteurs du soir, si particulières quand la terre est trempée, et ça faisait comme un parfum de pétunias relevé d’une pointe de pivoines ; ce mélange m’a semblé tout à fait propice à encore naviguer à la godille et rêvasser en diable jusqu’à nuit tombée. Ce que j’ai fait, mon Dieu, sans trop de difficulté.
  C’est quand le sloughi de la voisine s’est mis à hurler à la lune que la pluie soudain a cessé. Je me suis posé sur l’appui de la fenêtre, les guibolles ballant dans le vide, et dans le ciel des étoiles à tire-larigot me faisaient des clins d’oeil complices et les constellations, la Grande Ourse et le Dragon notamment, des petits signes amicaux. J’ai trouvé ça plutôt encourageant. Je venais d’échapper toute une journée à l’industrie, je m’étais soustrait des secondes, des siècles, aux soubresauts haineux du monde ; au mitan de ma vie j’avais en somme apprivoisé pour moi l’idée simple qu’il n’est pas plus mal d’avoir tout raté. Ce n’était pas rien ! Je suis allé me coucher, flottant toujours et bien fatigué.
Comme tout le monde.

Pierre Autin-GrenierJe ne suis pas un héros / Toute une vie bien ratée, p.167-169, Editions La Table Ronde / La petite vermilllon.💖

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