samedi 1 février 2020

Pour mettre au lit la littérature phtisique...


« Le petit monde des employés et responsables de l’Edition française me fit passer de l’étonnement à la nausée, de l’indulgence admirative au mépris et de l’incompréhension à la rancune. Dans les maisons d’édition où j’allais porter mes manuscrits pour les reprendre quand on me les avait refusés, on me traitait comme un pauvre qui vient régulièrement chercher sa petite obole. Avec d’autant plus de commisération indifférente que je venais, non seulement de province, mais de Belgique, soit une province réputée, comme la Suisse, pour sa lenteur d’esprit. Je croyais les Parisiens simplement antisémites et xénophobes, je vis qu’ils étaient les pires des racistes : ils méprisaient tout ce qui n’appartenait pas à l’un de leurs arrondissements, c’est-à-dire le 5e, le 6e , le 7e, le 8e et le 16e […] Comme tous les apprentis romanciers de l’après-guerre, je ne jurais que par la prétentieuse et prestigieuse N.R.F., temple des Belles Lettres. Pas de chance : justement là l’accueil était le plus réfrigérant car, dans cette clinique distinguée si bien conçue pour mettre au lit la littérature phtisique, même la standardiste me recevait avec cette condescendance que l’on réserve aux commis voyageurs indésirables. Inutile de dire que je n’avais pas assez de poids pour accéder jusqu’au bureau inviolable d’un directeur littéraire, et il m’arriva même de faire l’aller et retour Bruxelles-Paris pour m’entendre dire que Monsieur Queneau ne pouvait pas me recevoir et me faisait dire que mon dernier manuscrit ne l’avait pas intéressé. […] Je perdais mon temps, mais je ne le perdais pas moins évidemment chez Julliard où l’on ne guettait que le roman richard, chez Grasset où l’on me jugeait trop maigrelet, chez Laffont pour qui je n’étais pas assez profond, chez Denoël où l’on ne m’accrocha jamais à l’arbre de Noël, ni même aux éditions de Minuit où le Belge Lambrichs me déclara que j’avais intérêt à déchirer mes textes ou au Seuil où je n’arrivais jamais à dépasser celui du paillasson. Plus j’écrivais, plus les refus que j’essuyais devenaient secs, matraqueurs et déprimants. Chez Julliard, Robert Kanters me vouait une telle haine qu’il balayait les avis de plusieurs lecteurs. A la N.R.F., les avis favorables de Paulhan, Arland et Lemarchand ne suffisaient pas à vaincre la réticence obstinée de mon ennemi inconnu, Raymond Queneau, pour le laisser dans l’anonymat. »

Mémoires provisoires, Jacques Sternberg, cité dans Jacques Sternberg ou l'oeil sauvage, p.110, Lionel Marek, Editions L'âge d'homme.

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