dimanche 16 février 2020

Mourir comme Siniac... Pour évoquer Pierre Siniac...


On a découvert le corps de l'écrivain Pierre Siniac, le 11 avril 2002, dans son F3 d'un HLM d'Aubergenville (Yvelines), à 45 kilomètres de Paris. Locataire, il vivait là depuis trente ans, d'abord avec sa mère, puis seul. L'un des plus prolifiques et singuliers auteurs français de polars, le créateur de Femmes blafardes et du grotesque, dégueulasse et rabelaisien tandem Luj Inferman' et la Cloducque, était mort depuis environ un mois, à 73 ans, de mort naturelle.

L'odeur a fini par alerter la voisine d'en face. Celle du rez-de-chaussée l'avait également sentie, mais «ça pouvait venir d'ailleurs et remonter par l'escalier». Souvent, elle entendait au plafond les pas de l'écrivain du premier. Un jour de mars, ils ont cessé. Elle ne s'en est pas inquiétée. La cité d'Acosta, construite dans les années soixante au-delà de l'usine de Flins, entre zone industrielle, prés et forêt, semble assez conviviale. Mais quand un homme y meurt, on ne s'en aperçoit pas. Surtout si c'est un sauvage, dur d'oreille et à la confidence, chez qui personne, pas même ses éditeurs, n'a mis les pieds.

A quelques cages d'escalier de là, une ancienne amie de la mère de l'écrivain était tout de même intriguée depuis quelques jours : «Chaque matin, vers 10 heures, je le voyais rouler dans sa Twingo bleu clair pour aller faire ses courses. Il avait toujours cet air rébarbatif, pas heureux. Mais là, sa Twingo ne bougeait plus, garée en marche avant. J'en ai parlé en réunion des copropriétaires.» Il se passe alors une chose digne d'un roman de Siniac : une autre voisine invente sa mort. «Soi-disant qu'elle avait su qu'il avait été amené en ambulance et qu'il était mort à l'hôpital», dit la concierge. Cette fausse mort masque la vraie ; un parfum la réveille.

(...) A la mairie, on ne sait pas qu'un auteur du nom de Siniac existe et vit depuis trente ans dans la commune. Il ne s'est jamais fait connaître. Il n'a pas figuré aux deux petites fêtes locales du livre. Le libraire du village ignorait sa présence. La bibliothèque municipale ne possède aucun de ses romans, une bonne cinquantaine; apprenant l'identité du mort, la responsable vient de les commander à son dernier éditeur, Rivages. Ironique hasard : Aubergenville avait déjà décidé de consacrer la prochaine manifestation de Lire en fêtes, en octobre, au polar. Un hommage sera donc rendu à la flamme de cet auteur inconnu. Une voisine conclut : «J'ai regardé dans le catalogue France Loisirs, mais il n'y a rien de lui. C'est quand même dommage : on avait un écrivain et on l'a jamais lu.»

Quelques jours avant la mort, on avait installé partout dans la cité des doubles vitrages et des portes blindées. La police municipale et les pompiers entrent dans l'appartement de Siniac en cassant la seule vitre inchangée, celle des WC. Dans la pénombre, ils découvrent le cadavre allongé entre toilettes et salle de bain. La décomposition est avancée. Le F3 est une caverne de livres mal entretenue, un bordel conforme aux romans du défunt : marqué par la guerre, le désordre et le crime, Siniac dépeint souvent les villes et les maisons comme des champs de bataille. A son éditeur, il envoie des photos de son intérieur sans personne. Une carte de France est au mur. Le papier peint se décolle. Le matelas est de travers. Partout, la saleté.

Vagabonds orduriers

Peu avant, l'écrivain avait fermé la porte au nez de son plus vieil ami, un bruiteur de cinéma : «Reviens plus tard, là tu tombes mal !» Il était gentil, généreux, consciencieux, et maniaque d'indépendance. Il recevait au plus près dans un bistrot près de la gare ou alors il venait à Paris, propre et négligé, souvent coulé dans sa canadienne préhistorique. Il prenait un verre, parlait de ses livres à voix basse, pour qu'on ne lui «vole» pas ses idées, puis regagnait sa solitude. Il détestait parler de sa vie privée et de son passé. Il n'aimait pas les journalistes. Cette réserve explique en partie son absence de notoriété. Dans la dernière grande lettre envoyée, le 3 juin 1999, à son éditeur François Guérif, il explique : «Si d'aventure des journalistes voulaient me questionner, ils ne pourraient le faire que par écrit ou par cassette. (Recevoir ici, chez moi ? C'est un capharnaüm !.... il faudrait que je m'habille... que je me rase... que je fasse le ménage... que j'achète des apéros ou des bibines... etc... très franchement, ça m'emmerde et c'est au-dessus de mes forces.)» Il ajoute : «Evidemment, pour des questionnaires journalistiques, il vaudrait mieux éviter les questions à la con comme "Profession de votre père ?", "Profession de votre mère ?", "Etes-vous raciste ?", "Quel petit garçon étiez-vous ?" (Feignant, un peu con et très grossier avec mes parents...) etc. Je ne vois pas du tout ce que cela a à voir avec l'écriture et j'aimerais autant être interrogé par des critiques professionnels.»


La lettre est comme toujours tapée à la machine, presque sans rature. Elle souligne le style popu-truculent de Siniac ; ses feux follets de ponctuation, parenthèses, tirets, points d'exclamation ou de suspension. Il aimait le cinéma français des années trente et quarante, Carné, Duvivier, Renoir, Marcel Aymé. Il était membre des Amis de Roland Dorgelès. Ses livres pourraient être déclamés tantôt par Carette, tantôt par Pierre Larquey, l'un de ses acteurs préférés. L'ombre de Céline ne l'a jamais quitté. Dans Femmes blafardes, l'hôpital où l'on dépose les cadavres des jeunes femmes assassinées par le tueur à l'éventail, dit «Jack l'éventeur», est baptisé Louis-Ferdinand Destouches. Son dernier roman publié, Ferdinaud Céline (Rivages), met en scène Céline Ferdinaud, tenancière d'auberge forte en gueule, et un tandem de vagabonds orduriers auteurs d'un best-seller noir, la Java brune : hommage sarcastique à «son» auteur, dont il possédait tous les livres.

La mort constatée, qui appeler ? Pierre Siniac vivait seul, sans femme, sans homme, sans enfant. Sa mère est morte en 1988 ; ses éditeurs ignoraient qu'il avait vécu avec elle. Dans les papiers du mort, rien sur le père, mais tout sur cette mère et sur sa famille, dont un arbre généalogique remontant au XVIIIe siècle, patiemment bâti par l'écrivain. Une voisine raconte : «Madame Zaka, comme on l'appelait, était aussi liante que son fils ne l'était pas. Lui, il passait son temps à taper à la machine. En été, elle ouvrait les fenêtres et on entendait le tap-tap du fils. Puis elle est morte, et il a fermé les fenêtres.» Son grand ami et admirateur admiré, Jean-Patrick Manchette, avec qui il échangea une correspondance nerveuse, lui a proposé un jour de faire connaissance en déjeunant. Siniac lui a répondu : «Nous voir pour "partager le pain"? ça viendra peut-être. Mais je dois te prévenir : j'écris, certes, mais je n'ai aucune conversation et je ne parle pas en mangeant car ça me donne de l'aérophagie, et puis il y ma demi-surdité (...) acquise : bombardement de Renault en 1943 ; me voici donc dans une sorte d'isolement style Goya, Maurras, Beethoven, toutes proportions gardées.» Il conclut : «Crois-moi sur parole, je ne suis pas du genre liant, et à côté du gars Siniac des as (vraiment très drôle), l'ours Martin est un joyeux drille atteint de logorrhée aiguë.»

Il a fait déraper le polar

Face à ce désert, la concierge contacte l'office HLM. On y trouve un certificat d'hérédité au nom des parents : Zakariadis. Le père de Siniac avait quitté la Grèce pour les Etats-Unis. Il fut stoppé en France par la guerre de 14. Siniac ne l'a évoqué qu'une fois ouvertement, pour Manchette. En France, ce père devient bottier. Sa mère, qui a des origines de Haute-Saône et «chouanes», est «petite main» chez un grand couturier, puis couturière «en chambre», enfin «costumière de théâtre». Ils vivent à Paris avec leurs quatre enfants, trois garçons et une fille, éduqués «dans une liberté presque totale». Siniac, le cadet, ne fiche rien. Il lit, va au cinéma, écrit ses premiers contes, fugue. On le met en apprentissage à 14 ans. Bientôt, il se heurte au père et prend la clé des champs : il a toujours revendiqué sa qualité d'autodidacte.

Ce nom, Zakariadis, permet à la police de retrouver le dernier frère vivant de Pierre Siniac, qui vit à quelques kilomètres et qu'il n'avait pas vu depuis trente ans. «On a attendu sa venue pour désinfecter, se souvient la concierge. Ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau.» Mais ils ne s'aimaient pas. Le frère emporte la Twingo, sans doute quelques objets de valeurs. Il brade le reste, l'essentiel, pour 600 francs : livres, meubles, habits, lettres, tous les manuscrits, des nouvelles inédites, à un brocanteur et vendeur de livres d'occasion. Puis il enterre son cadet, le 18 avril, au cimetière d'Aubergenville. Deux bouquets de fleurs reposent sur une dalle de pierre nue, au fond à gauche, dans les concessions de trente ans.

Un mois plus tard, la mort de l'écrivain est annoncée au festival Etonnants Voyageurs, à Saint-Malo, par son éditeur, qui l'a su très tard. Plusieurs auteurs sont choqués : Siniac, marginal bourru, a compté dans le polar français. En 1981, quand il reçut pour trois livres le Grand Prix de littérature policière, certains en firent le père du «néo-polar», mais un père indigne, à l'oeuvre insolite et anachronique, sans ascendance ni héritier ­ comme lui. Il a été l'un des premiers à faire déraper le polar vers autre chose que la pure Série Noire, à le teinter d'une actualité précise, à le salir, à le rendre fou, à l'engrosser de sarcasmes et de burlesque, tout en lui conservant le parfum feuilletonesque et populaire du monde dans lequel il avait grandi : celui des années de guerre et d'après-guerre. Siniac a rencontré et apprécie Léo Malet. Il lisait tout mais raffolait de Gogol, Fantômas, Jean-Pierre Melville, Hitchcock, Fritz Lang et Bibi Fricotin. Dans Noir scénar, il a donné sa jolie dernière nouvelle anthume, consacrée au cinéma d'antan. Il y affirme que ses trois films préférés sont la Chevauchée fantastique, les Enfants du paradis et le Jour se lève.

Lundi 20 mai, un article dans le Figaro et une dépêche de l'agence France-Presse annoncent sa mort et précisent qu'on a trouvé un manuscrit sur son bureau, intitulé «La course du aneton dans la ville détruite». En réalité, Rivages avait le manuscrit depuis longtemps et le titre ne comportait aucune faute d'orthographe. Mais cette faute est si curieuse qu'elle semble avoir été inventée par Siniac, grand amateur de jeux de mots et de déformations. En 1977, dans une lettre signée du «27 fructidor», il écrit à Manchette, qu'il appelle Manchemol, ou Channel-tte, ou Superman... chette, ou Grostitre (Manchette) : «Ne te crois pas obligé de faire un autre calembour sur mon nom ; moi j'ai l'habitude ­ je ne sais pas exactement pourquoi ­ de ne jamais appeler les gens par leur nom.» Siniac s'est lui-même débaptisé. 
(...)


«Les âmes boueuses»

La postérité de Siniac est, sur ce point, la meilleure introduction (et conclusion) à son univers. En juin, une libraire d'anciens tombe par hasard sur des livres dédicacés à l'écrivain. Elle parle avec le vendeur, un ancien forain volubile, qui débuta à 14 ans en couvrant des toits, puis fit la guerre d'Algérie. Le brocanteur qui a tout racheté pour 600 francs, c'est lui. Il adore les livres, soigneusement classés, mais n'en lit jamais, «j'aurais pas le temps de les vendre». Siniac lui était inconnu. Il a fait deux voyages à Aubergenville, «deux fois j'ai rempli la camionnette», le frère semblait pressé de se débarrasser de tout. «Dans l'ombre, j'avais cru voir un meuble de valeur, explique le brocanteur, mais une fois les rideaux tirés, ce n'était qu'une imitation. Question argent, le frère a dû tout prendre : je n'ai trouvé qu'un franc. A part ça, des livres et des papiers partout.» Sur son stand, on rachète pour 5 euros les exemplaires originaux de romans dédicacés par leurs auteurs. Par exemple, cet envoi de Nada : «Tardif hommage, mais rudement sincère, à Pierre Siniac, à qui précisément l'on hésite à filer ce qu'on a pondu soi. Car Siniac, c'est mieux.» Signé Manchette.

Le brocanteur poursuit : «Dans des boîtes, j'ai retrouvé ses factures sur vingt ans, ses PV parisiens, tous payés, et même deux chèques.» L'un, de 5 000 francs, est adressé à Siniac par sa mère, Hélène, juste avant qu'elle meurt: il ne l'a jamais encaissé. «Puis cinq machines à écrire que j'ai jetées, des manuscrits et des lettres de ses amis et de sa soeur, qui vit en Angleterre. Il gardait tout , jusqu'aux tickets de pressing! Il y avait aussi ses vêtements. Ma femme a dû les passer à la machine, car ils puaient le désinfectant.» Il désigne son pull, orné de gros lézards : «Voyez ça ? Il est beau, non ? Hé ben, ça lui appartenait !» Alerté, François Guérif est allé voir ce qui n'est pas encore vendu : tous les manuscrits, des tas de lettres, des photos, quelques nouvelles inédites, et même des tableaux peints dans sa jeunesse. Il espère qu'une bibliothèque sera intéressée. Sans quoi, tout disparaîtra.

(...)

Pierre Siniac est enterré au bout du cimetière à gauche, entre André Pottier, dit Dédé, et Renée Gouget, née Baechler. Luj Inferman' et la Cloducque l'accompagnent peut-être dans son dernier voyage. Avec, en prime, ce dialogue populo-pascalien à propos du ciel en surplomb. La Cloducque : «C'est un ciel conçu exprès pour les cons que nous sommes qu'on a au-dessus de nos têtes.» Luj : «C'est juste. Mais ferme ta sale gueule.»

Philippe Lançon.

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2 commentaires:

  1. Très bel hommage qui donne envie de lire le bonhomme. Merci

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    1. ça m'a fait la même chose ! :D
      C'est pour cela que je le re-poste...

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