"Il y a quelque temps, très tard dans la nuit, alors que je travaillais, j'aperçus sur la place Saint-Augustin parfaitement déserte, une petite voiture, semblable à celle que conduisent les invalides : un véhicule à trois roues, assez proche du fauteuil roulant, muni d'un volant qu'il fallait pousser, puis tirer pour mettre en mouvement la chaîne reliée aux roues arrière. Très lentement, comme dans un rêve, la voiture contourna le cercle de polygones brillants et remonta le boulevard Haussmann. Je m'approchai à l'intérieur se ratatinait une petite vieille emmitouflée; on ne voyait que son visage, rétréci, bruni, presque inhumain, et une main maigre, de même couleur, qui maniait le volant avec difficulté. J'avais déjà rencontré de tels êtres, mais seulement pendant la journée. Où allait-elle, cette ancêtre, que faisait elle ici à cette heure de la nuit, qui pouvait l'attendre et où ?
Je la regardais s'éloigner, étouffé par la pitié, par un sentiment d'irrévocabilité et une curiosité dévorante qui ressemblait à la sensation physique de la soif. Bien entendu, je n'appris rien sur elle. Mais la vision de ce fauteuil roulant qui s'éloignait, son grincement monotone, si net dans l’air immobile et froid, réveilla brusquement ce désir insatiable – qui, ces dernières années, ne me quittait jamais – d’appréhender si possible les destins étrangers. Ce désir se révélait toujours vain : je n’avais pas de temps à lui consacrer. Pourtant, le regret que me donnait la conscience de cette impossibilité marqua toute ma vie. (...)"
Gaïto Gazdanov, Chemins noctures, Editions Viviane Hamy.💖
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