jeudi 23 mai 2019

Je ressemblerai à Voltaire...

2 juillet 1943.
" Quelle fin de vie j'aurai ? Quand je suis seul chez moi, d'une tris­tesse profonde, qui m'atteint jusque dans mon travail. Soixante-douze ans et demi ! J'ai beau me porter fort bien, trotter, porter mes charges, faire les corvées de ma maison sans aucune fatigue, et avoir gardé toute ma verve et le piquant de mes propos en société, la vieillesse m'affecte profondément, et la pensée de la mort. Ma vue est devenue très mauvaise. Moi qui écrivais si rapi­dement, il me faut écrire le nez sur mon papier, sans toujours bien voir ce que j'écris. Et une autre chose pire. Depuis deux ans, ou plus, je n'ai plus que deux dents au maxillaire supérieur : une, postiche, qui tient à peine, l'autre qui bouge. J'ai un appareil à ce maxillaire, - je n'ai pu supporter celui que je m'étais fait faire pour le maxillaire inférieur, qui n'avait rien pour le tenir, qui, de plus, me viciait le goût de tout, - qui tient à ces deux dents. J'ai gardé jusqu'ici le visage sans déformation de ce fait. J'ai rendez-vous environ tous les deux mois chez mon dentiste, pour surveiller. J'en avais un aujourd'hui. Il me fait prévoir que la dent postiche va me lâcher un jour ou l'autre. Que ce sera le tour, un jour, de l'unique dent vraie qui me restera. Ce jour-là, comment tiendra l'appareil ? Il ne tiendra pas. Il se promènera dans ma bouche. Je devrai même l'enlever pour manger. Je serai joli, alors. C'est pour le coup que je ressemblerai à Voltaire, - s'il est vrai que je lui ressemble ? - ou au portrait par Rouveyre, le portrait à la canne, si comiquement anticipé, - il est de 1923. Ce jour-là, je crois bien que je m'enfermerai chez moi, en tout cas que je n'accepterai plus aucune invitation à déjeuner où que ce soit. "

Paul Léautaud, Journal littéraire, Mercure de France.

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