J’ai connu Bob dans les années 69, parce qu’on fréquentait le même rade, les Négociants. Bob venait de quitter la rue Visconti, à Saint-Germain des-Prés, pour un petit appartement au 55 de la rue Ramey, pas loin de Montmartre, et il était devenu assidu de cet endroit – fréquenté également par Yves Martin, le poète. Il en appréciait le comptoir-fer à cheval, comme on les désigne d’après leur forme. Ils sont rares dans Paris et propices aux conversations. J’y suis pour ma part resté accoudé pendant vingt-huit ans. Il aimait aussi beaucoup le tenancier, le père Tricoche, qui faisait la meilleure omelette de Paris et qui avait d’ailleurs décroché le prix du meilleur pot grâce à Bob, qui faisait partie de l’Académie Rabelais.
Vous vous retrouviez uniquement aux Négociants ?
Non, je suis montmartrois mais je descends parfois à Paris. On a aussi beaucoup arrosé ailleurs. C’est bien simple, Bob connaissait tous les rades de Paris pour des raisons professionnelles: il était critique pour L’Auvergnat de Paris et tenait la page centrale consacrée aux bistrots. Mais il se ménageait.
Au moment de votre rencontre, plus précisément entre 71 et 81, Giraud publie très peu. Il continue à écrire ? Il était en contrat avec Denoël mais ne leur a pas donné grand-chose. Il y a eu quelques rééditions – Le Vin des rues illustré par Doisneau par exemple – mais il écrivait peu. Il continuait bien à écrire des poèmes de temps en temps, mais étant un modeste, pas un m’as-tu-vu de la littérature, il n’en parlait presque pas. Par contre, il passait son temps à raconter des anecdotes aux copains puis leur demandait s’ils les jugeaient publiables. C’est comme ça qu’il a préparé Les Lumières du zinc.
Tout en menant ses travaux d’érudition sur la marge ?
Oui : il classait des montagnes de documents, de photographies, de coupures de presse – sur les prostituées, sur les Gitans, qu’il connaissait bien et avec lesquels il avait partagé le niglo, etc. – dans des boîtes à chaussures. À l’époque, les gens travaillaient comme ça. Regarde Caradec, par exemple. Chez lui, il y avait aussi de jolis petits livres : il était collectionneur et avait pu se payer son appartement de la rue Ramey en revendant sa collection de cartes postales. Il faut imaginer un peu la collection !
Et c’est le jeudi qu’il sortait de son ascèse ?
Pas forcément le jeudi, mais c’était quand même souvent le cas. Le reste du temps, il restait chez lui, travaillait, et buvait du thé noir, très fort. Et quand il sortait, il buvait de petits verres, qui pouvaient durer des heures. Il appréciait par exemple le seul bistrot de Paris à servir des verres de 8 cl. Il avait des stratégies pour ne pas être saoul. Enfin, je l’ai quand même ramené plusieurs fois chez lui assez fatigué : un jour qu’il remontait à quatre pattes au petit matin l’escalier étroit qui menait chez lui, il s’est cogné sur des jambes de femme. «Excusez-moi, Madame, je suis désolé », a-t-il alors lancé à Paulette, sa femme, qu’il n’avait pas reconnue.
Hors du XVIIIe arrondissement, vous alliez où ?
On arrosait au Caméléon, à la librairie du Dilettante, au Café de la nouvelle mairie, ou au Vin des rues, chez Jean Chanrion qu’il adorait. Chanrion avait un sale caractère, tu pouvais facilement te faire virer de son rade, mais il avait un cœur d’or. En fait, Bob aimait bien avoir ses parcours. Peut-être parce qu’il avait intensément vécu les années 50, pendant lesquelles les parcours étaient obligés: à l’époque, on l’a oublié mais les bistrots servant de bons vins dans Paris n’étaient pas si nombreux : il y avait les Envierges, Moineau où Bob a plusieurs fois croisé Debord, et quelques autres. Au plus une vingtaine dans Paris à servir des jajas corrects. C’est aussi pour ça qu’à l’époque tout le monde se croisait, ce qui n’est plus le cas.
Les artistes, tu veux dire ?
Non, tout le monde : pour revenir aux années 70, notre ami Roméo, qui était chauffagiste et que Bob aimait énormément, pouvait se payer un deux-pièces rue Custine et venir aux Négociants, tout comme son copain Armand, ou Léon, qui venait de Dardar, ou quelque chose comme ça, une entreprise de plomberie assez importante installée derrière les Négociants. Aux Négociants, il y avait aussi les postiers – le centre de tri était rue de Clignancourt. À la pause, à minuit, ils venaient tous casser leur croûte et boire leur coup, tu ne pouvais même plus rentrer. Ils avaient les moyens de se payer du bourgueil et de manger correctement. Aujourd’hui, le centre de tri est à La Chapelle et je ne crois pas que les mecs aient les moyens de se payer l’équivalent des Négociants. Je ne veux pas être trop marxien mais on peut dire que le rejet de ce qui restait du prolétariat parisien est évident.
Une conversation avec Pierre, ami de Bob, Mars 2015, Paris XVIIIe, (c)Librairie du Sandre.
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