mardi 11 décembre 2018

L’automobile... c’est le vertige...

Octave Mirbeau
Le départ
Avis au lecteur

Voici donc le Journal de ce voyage en automobile à travers un peu de la France, de la Belgique, de la Hollande, de l’Allemagne, et, surtout, à travers un peu de moi-même.
  Est-ce bien un journal? Est-ce même un voyage?
 N’est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent, n’ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, et que font naître ou renaître en moi, tout simplement, une figure rencontrée, un paysage entrevu, une voix que j’ai cru entendre chanter ou pleurer dans le vent?
  Mais est-il certain que j’aie réellement entendu cette voix, que cette figure, qui me rappela tant de choses joyeuses ou mélancoliques, je l’aie vraiment rencontrée quelque part; et que j’aie vu, ici ou là, de mes yeux vu, ce paysage, à qui je dois telles pages d’un si brusque lyrisme, et qui, tout à coup — par suite de quelles associations d’idées? —, me fit songer au botanisme académique de M. André Theuriet ?
  Il y a des moments où, le plus sérieusement du monde, je me demande quelle est, en tout ceci, la part du rêve, et quelle, la part de la réalité. Je n’en sais rien. L’automobile a cela d’affolant qu’on n’en sait rien, qu’on n’en peut rien savoir. L’automobile, c’est le caprice, la fantaisie, l’incohérence, l’oubli de tout… On part pour Bordeaux et — comment?… pourquoi? — le soir, on est à Lille. D’ailleurs, Lille ou Bordeaux, Florence ou Berlin, Buda-Pesth ou Madrid, Montpellier ou Pontarlier…, qu’est-ce que cela fait?… 
  L’automobile, c’est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c’est le vertige.
  Quand, après une course de douze heures, on descend de l’auto, on est comme le malade tombé en syncope et qui, lentement, reprend contact avec le monde extérieur. Les objets vous paraissent encore animés d’étranges grimaces et de mouvements désordonnés… Ce n’est que peu à peu qu’ils reprennent leur forme, leur place, leur équilibre. Vos oreilles bourdonnent, comme envahies par des milliers d’insectes aux élytres sonores. Il semble que vos paupières se lèvent avec effort sur la vie, comme un rideau de théâtre sur la scène qui s’illumine… Que s’est-il donc passé?… On n’a que le souvenir, ou plutôt la sensation très vague, d’avoir traversé des espaces vides, des blancheurs infinies, où dansaient, se tordaient des multitudes de petites langues de feu… Il faut se secouer, se tâter, taper du pied sur le sol, pour s’apercevoir que votre talon pose sur quelque chose de dur, de solide, et qu’il y a autour de vous, devant vous, des maisons, des boutiques, des gens qui passent, qui parlent, qui s’empressent… On ne se ressaisit bien que le soir, tard, après dîner. Encore vous reste-t-il une sorte d’agitation nerveuse qui décuplera et grossira vos rêves de la nuit.
  —Alors, me direz-vous, c’est le journal d’un malade, d’un fou, que vous allez nous donner?
 Hélas!…, cher monsieur Thureau-Dangin, quel homme — même parmi ceux qui ont le moins de génie — peut se vanter de n’être ni fou, ni malade?

Octave Mirbeau, La 628-E8, 1907.

André Theuriet (1833-1907), écrivain prolifique et soporifique, d’inspiration académique, auteur de recueils poétiques et de romans, où il évoque surtout la vie de province. Botaniste amateur, il manifeste pour la nature un amour que Mirbeau juge superficiel. Paul Thureau-Dangin (1837-1913), historien catholique et orléaniste, élu en 1893 à l’Académie française contre Zola, fut l’auteur d’une monumentale Histoire de la monarchie de Juillet. cf Pierre Michel.

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