dimanche 20 janvier 2019

Pour évoquer Marc Bernard...


J’ai choisi de vous parler de Marc Bernard, parce que, comme irrégulier, on fait rarement mieux. Je l’ai connu intimement. Il n’y avait pas d’homme plus gentil, sauf quand on lui parlait de travail. Si on lui proposait un travail, une lueur méchante s’allumait dans ses yeux bleus.

Marc Bernard est né en 1900, à Nîmes. Son père, originaire de Majorque, est parti au Texas comme chercheur d’or et n’a pas tardé à être assassiné. Le vrai nom de Marc est un nom catalan, Bernat, mais l’employé de l’état-civil s’est trompé et a écrit Bernard. Sa mère s’épuise à faire des lessives et disparaît quand Marc a douze ans. Après la Première Guerre, il est à Paris, cheminot, puis ouvrier en usine. Il envoie des poèmes à L’Humanité, qui en ce temps-là publiait des poèmes. Henri Barbusse le remarque et l’embauche dans son journal Monde. Pour Marc Bernard, c’est une grande révélation. Être écrivain, c’est ne plus travailler. Il s’en est tenu là toute sa vie. J’ai fait un magazine littéraire à la radio, avec lui et Yvan Audouard. Cela nous prenait un après-midi par semaine. Au bout d’un certain temps, il a trouvé que c’était une contrainte insupportable, et il nous a quittés. Plus tard, il devait donner une chronique par mois au Figaro, bien payée. Il n’a pas tardé à laisser tomber. C’était encore trop.


Vous me direz qu’il y a eu ses livres, qu’il a obtenu le prix Interallié, puis le prix Goncourt. Mais il n’a jamais connu de grands tirages. Même le Goncourt, obtenu en 1942 – c’était la guerre, il n’y avait pas de papier – n’a pas atteint 50 000 exemplaires.

Alors, comment subsistait-il ? Quand il n’avait plus d’argent, il partait pour un pays pauvre, la Grèce, le Maroc, et il y vivait comme les gens du pays. Il avait trouvé une femme sur mesure, Else, une intellectuelle juive autrichienne, docteur ès lettres, qui avait connu Freud et Bruno Walter, mais qui acceptait de se faire des tailleurs dans ses vieux costumes.

En septembre 1955, Marc m’écrit des Baléares : « Notre provision de biscuits tire à sa fin. Je me demande comment nous allons nous en tirer. » Dans une autre lettre de la même époque, alors que Salut Camarades va sortir en librairie, il déclare : « Il serait de la plus haute importance (culinaire) qu’on en vendît, sinon le spectre noir de la faim, ou des chaînes, est sur moi. » On peut lire dans Mayorquinas : « Depuis une semaine, nous nous nourrissons en partie de boutons d’or dont les feuilles font une salade rêche, filandreuse, amère, mais qui mélangée à des pommes de terre, rehaussée d’ail doux, ointe d’huile d’olive, arrosée d’un filet de vinaigre de vin, saupoudrée de poivre de Cayenne et de sel de mer, fait un plat excellent. »

Marc est mort à Nîmes, en 1983. Solitaire – Else était morte d’un cancer –, il était revenu dans sa ville natale et avait été recueilli par un ami au nom éloquent, le docteur Paradis.

Pour vous offrir un portrait de Marc Bernard, je pense que le mieux est de feuilleter avec vous un de ses livres qui a pour titre Vacances. Bien entendu, il ne s’agit pas des vacances de tout le monde. On ne doit pas se laisser abuser par ce mot. Venant de celui qui tenait si farouchement le travail à distance, il n’est pas possible qu’il s’agisse de congés payés, et pas davantage de Club Méditerranée. Vacances, malgré son titre, n’est pas fait que de pages heureuses, de souvenirs ensoleillés. C’est autre chose. Marc appelle vacances les moments privilégiés où il s’est senti vraiment libre. Il a d’ailleurs placé en tête une sorte de profession de foi : « Sans doute faudrait-il commencer ce petit livre par une affirmation courageuse. Disons donc que je suis l’homme des vacances. Au stakhanovisme, à la rage de production, à l’engagement, à l’efficacité, j’oppose ma conviction et ma philosophie qu’un seul mot exprime : vacances. » Conviction qui remonte à l’enfance : « Si mon élan pour les vacances est tel, écrit-il, c’est que j’ai mal débuté dans la vie ; quand j’étais enfant, les miennes furent tristes, sans mer, ni montagne, avec les seules vallées des rues, les prairies des places, les rivières des ruisseaux, les tunnels des couloirs, des passages. Pour voyager, je transformais une chaise en diligence… » Les dernières lignes de cette introduction sonnent comme une profession de foi : « J’abandonne gloire, puissance et fortune à qui les veut ; je leur préfère la liberté, c’est-à-dire les vacances. »


Pour bien commencer, Chômeur : tel est le titre du premier chapitre. Orphelin à douze ans, comme je l’ai dit, Marc avait trouvé refuge chez la cousine Alice et son mari Eugène. Il doit gagner sa vie. Mais quand la guerre éclate, en 1914, des usines ferment, par suite de la mobilisation. Les apprentis se retrouvent chômeurs. Pour ceux qui cherchent de l’embauche, c’est place du Chapitre que se tient la bourse aux renseignements. On lui parle de l’usine des Bougies, au bout du chemin d’Avignon. Mais la fumée grasse, et la puanteur suffisent à le faire fuir. C’est là que finissent les chiens errants que l’on fait fondre dans des cuves pour fabriquer des bougies avec leur graisse. Heureusement, sa cousine lui trouve une place de conte de fées. Dans une pâtisserie. Afin de lui ôter l’envie de chaparder, le patron lui permet de manger une bonne fois autant de choux à la crème qu’il lui plaît. L’apprenti en dévore tout un plateau et c’est le patron qui se sent écœuré. Cela ne met pas fin à l’appétit du garçon. « Je ne comprends pas comment tu peux bouffer toutes ces cochonneries », disait l’artisan étonné et dégoûté.

Il a aussi été apprenti dans une droguerie. Malgré son titre pimpant, Aux Mille Couleurs, cette droguerie est un établissement sinistre et les employés féroces avec l’enfant, le petit rouquin, dont les mains sont bientôt rongées, crevassées par le Javel. On pense à l’enfance de Dickens, quand il était apprenti dans une fabrique de cirage.

Comme il se passionne pour le théâtre, il gagne Marseille, où, tout en travaillant, il suit pendant un an le cours d’art dramatique du Conservatoire. Il a pris pension chez un ouvrier dont la femme Toinette est une ogresse à laquelle il échappe de peu. Marc prétendait que, pour éviter qu’il la dénonce à son mari, elle avait tenté de l’empoisonner.

Le chapitre « Découvertes » nous entraîne à Lyon. Histoire de se dépayser, Marc y part avec un copain de son âge, Antonin, vers la fin de la guerre. Il en décrit les bas-fonds, par exemple une belle et forte ivrognesse que les deux adolescents ramassent dans la rue, hissent péniblement jusque chez elle, au cinquième, dévêtent. Mais ils ne profiteront pas de leur bonne action, parce qu’elle rejette un flot de vin violet qui les fait fuir. L’homme aux éternelles vacances frôle parfois le vagabond, le clochard. On sent qu’un rien suffirait à lui faire franchir le pas.

En 1921, il doit faire son service militaire. On l’envoie en Haute-Silésie, par mesure disciplinaire (c’est le chapitre « Souvenirs de l’occupation »). Il y reste deux ans. Dans la région, Allemands et Polonais prolongent la Grande Guerre par une petite, mais qui tue aussi. Le Nîmois Marc Bernard décrit avec des yeux étonnés la neige, le gel : « Les vitres, en une nuit, devenaient fleurs… Les boissons pouvaient se débiter à la hache… »

Infirmier dans un hôpital, il assiste à des scènes où l’horreur se mêle au burlesque. Les soldats français fréquentent des bordels sordides où ils attrapent des maladies. Mieux avisé, Marc fraternise avec une jeune Allemande aux yeux tristes, Adélaïde. « Elle portait des bottes qui lui montaient aux genoux, une toque de fourrure de petit officier slave… Il nous arrivait de monter dans un traîneau et de filer vers une auberge. Les mains serrées sous la couverture que le cocher avait déployée sur nos genoux, Adélaïde et moi étions emportés sur la blancheur mate de cette campagne sans fin. Quatre ans de guerre, des millions de morts pour en arriver à une Allemande et à un Français de vingt ans, heureux d’être ensemble, de sentir leur chaleur sous la laine… »

Entre deux rendez-vous, quand il est de service à l’hôpital, il est affecté à la garde des fous.

Son supérieur apprend que Marc a une amie allemande. Il lui conseille de sortir armé. Lorsque le soldat repart pour la France, Adélaïde lui dit adieu très simplement, avec des larmes silencieuses. Elle tait qu’elle l’aime et que demain, probablement, ses compatriotes vont la tondre.

Une autre victime est peinte dans le chapitre « Vacances à Paris ». C’est Lucienne, rencontrée dans une guinguette. Elle ne tarde pas à se confesser à lui. Lucienne, prostituée malgré elle, battue, bafouée et qui finit à la morgue. C’est Marc qui se charge de l’enterrer : « J’avais acheté une concession de cinq ans. » Et il ajoute, au moment où il écrit : « Il y a près de vingt ans de cela. »

C’est vers 1925 qu’il est monté dans la capitale, en compagnie d’un camarade nîmois, René Rouveret. Et c’est René Rouveret qui apportera à Jean Paulhan le premier livre de Marc Bernard, Au secours !. Marc n’osait pas le porter lui-même. Jean Paulhan ne fut pas mécontent de découvrir un jeune compatriote. Une semaine après, il écrivit à Marc : « J’ai lui votre manuscrit. Considérez à ce jour cette maison comme la vôtre. » Marc s’enhardit à venir remercier Jean Paulhan. Dans le bureau tout en longueur, comme un couloir, un homme se tenait à l’autre bout. Paulhan dit à Marc : « – Vous avez lu des livres d’André Gide ? – Quelques-uns. – Et vous les aimez ? – Oui. – Eh bien, ce Monsieur est André Gide. » Et Paulhan ajoute, avec malice : « Permettez-vous que je vous présente André Gide ? » (et non : « Permettez-vous que je vous présente à André Gide ? »). Marc, qui a retrouvé son sens de l’humour, répond : « Oui, je vous le permets. » Ces présentations faites, Paulhan dit à Gide : « Voilà un jeune ouvrier qui écrit et qui a lu plusieurs de vos livres. – Et qu’en pensez-vous ? demande Gide. – Je les ai aimés. » Marc lui parle de La Symphonie pastorale. Gide pose une nouvelle question : « – Dans votre usine, vous êtes nombreux à avoir lu mes livres ? – Non, je suis le seul ! » Ce fut le début d’une relation qui devint amicale. Gide a vite estimé et protégé Marc Bernard. Lui aimait et admirait Gide, mais il ne se laissait pas impressionner par le grand homme. Au moment où les intellectuels français essayaient de faire libérer Victor Serge d’Union Soviétique, il alla voir Gide qui hésitait à s’engager : « Alors, m’a raconté Marc, je me suis souvenu qu’il était protestant et j’ai fait appel à son sens du devoir. Il a signé. »


Au début, il habite rue Mazet, un nom prédestiné pour un Languedocien. Plus tard, avec une bande de Nîmois, bohèmes comme lui, il s’installe à Montparnasse, à l’hôtel Jules César. « Il nous arrivait de manger sur le balcon, raconte-t-il, et au dessert de chanter Lou Mazet de Meste Roumioù, ou Si Henri V venié deman, l’hymne du quartier de l’Enclos-Rey, le faubourg royaliste de Nîmes. Les habitants de Montparnasse nous prenaient pour des Suédois. »

Il rêve de théâtre. Il va voir Antoine, qui n’a plus de théâtre et qui lui apparaît comme un confortable retraité de la gloire. Puis Charles Dullin, qui lui dit : « Vous devriez jouer les valets. »

La Seconde Guerre mondiale qui allait bientôt commencer allait lui réserver de nouvelles aventures (« On remet ça »). Un jour d’automne 1938, comme je l’ai dit, il avait rencontré une intellectuelle juive, Else Reichmann, qui venait de fuir l’Autriche, avait passé clandestinement la frontière en Alsace, et s’apprêtait à gagner les États-Unis. Le coup de foudre se produisit au musée du Louvre, devant la Vénus de Milo ! Marc et Else ne se sont plus quittés.

Else et Marc Bernard
Else était sans doute une des seules femmes capables de partager les aléas d’une vie libre, mais proche de la misère. À Paris, le couple habitait rue Saint-Jacques, presque en face du Val-de-Grâce, un petit logement sous les toits, dans une très vieille maison. Je me souviens qu’un jour, Else avait réussi à mettre de côté un peu d’argent, quelques billets, qu’elle avait enveloppé dans un journal, un dérisoire trésor de guerre. Soudain Marc, pour la seule fois de sa vie, peut-être, entreprend de mettre de l’ordre. Il jette le journal au feu.

Quand on remet ça, donc, en septembre 1939, Marc Bernard doit rejoindre un corps d’infirmiers, à Marseille, le vingt-cinquième jour de la mobilisation. En attendant de faire son devoir, il s’installe avec Else dans un mazet, près de Nîmes, dans la farigoule et les oliviers nains. Ils font la cuisine sur un feu de bois, en plein air. « Puisque le monde allait vers une ère primitive, nous prenions les devants. » Mais il faut bien gagner la caserne, et les réveils matinaux qui lui ont toujours fait horreur. Alors Marc Bernard devient le soldat invisible. Qui couche en ville, qui n’est jamais à son service. Il frôle le conseil de guerre et, à ce moment, il a une intuition géniale. Il demande audience au général, et plus étonnant, l’obtient. Il explique au général que le service de santé a besoin d’être mieux connu, reconnu, et que, lui, Marc Bernard l’écrivain, par ses relations dans la presse, à la radio, peut assurer cette propagande. L’ingénieux soldat passe quelques mois tranquilles à rédiger son projet. Il le remit à ses colonels et n’en entendit plus parler.

Quand Marc est démobilisé, le couple se réfugie à Nîmes, rue Rouget de Lisle. C’est à Nîmes que Marc et Else se marient. Ils se promènent sans fin dans la garrigue. Mais au marché Saint-Charles, la nourriture se fait rare. Le couple n’a pas le sou. Un matin, de bonne heure, la propriétaire frappe à la porte pour exiger le loyer impayé. Else la reçoit. Elle trouve soudain une parade foudroyante : « Et moi qui voulais vous emprunter de l’argent ! »

À Nîmes, dans le quartier de la cathédrale, il est assailli par les souvenirs de son enfance, tout un passé qui ressurgit, les ruelles, les maisons, les personnages, les joies, les misères. C’est ainsi qu’il écrit le roman, plutôt le récit, qui lui vaudra le prix Goncourt, Pareil à des enfants.
« Voici le faubourg de Nîmes, voici la maison où, il y a quarante ans, par une nuit de septembre, alors que, dans la plaine, le vin nouveau se soulevait en lourds bouillons dans les cuves de ciment, une autre vendange coulait dans la blancheur des draps. Et la chambre s’emplit des cris de l’enfant roux que mon père soulevait dans la lumière de la lampe à pétrole aux flancs de verre. »
C’était rue Bonfa, dans le quartier de la Croix de Fer.

Il explique comment Pareil à des enfants s’est imposé à lui : « Un homme, une femme, un enfant, avaient souffert jusqu’au fond de l’âme tel jour, à tel instant précis ; nul ne l’avait su que moi et je devais dire comment cela s’était passé. »

Après l’armistice de 1940, « l’ère était à la famine » rappelle Marc, et les restrictions de tabac lui semblent particulièrement cruelles. Son vieil ami et compatriote René Rouveret, aussi bohème que lui, l’entraîne dans une aventure qu’il raconte dans le chapitre « Promenade en mer ». À bord du Muscadet, un yacht loué par Rouveret, ils s’installent à Cannes. Ils espèrent gagner leur vie en faisant « la promenade en mer ». Malheureusement, les touristes sont rares. Les deux amis ne savent pas qu’il faut donner des ristournes à des rabatteurs. Le meilleur souvenir, c’est l’île de Saint-Honorat, où des moines travaillent dans les champs. « Je n’ai jamais pu voir un monastère sans avoir envie de me fourrer dedans », écrit Marc le contemplatif. « C’est là, me semble-t-il que je trouverais le repos, dans un monde sans haine, d’où toute vanité est absente… » Mais, un jour, à Saint-Honorat, Marc se trouve seul avec une dame dans la forteresse à demi ruinée. Alors qu’il rêve de vie monastique, un coup de vent retrousse la robe de la dame et fait s’envoler la vocation de moine.

En novembre 1942, la zone sud est envahie par l’armée allemande. À son tour, la ville de Nîmes devient dangereuse pour Else, qui est juive. Marc Bernard a noté en quelques lignes une scène d’alors : « Aux portes de Nîmes, l’autocar s’arrêta. Dans l’arche d’un pont, un homme pendait ; un autre tomba, se mit à se balancer. Six furent jetés dans le vide. Autour d’eux, les arches étaient bleues : au-dessous, des hommes verts montaient la garde. »

Marc et Else décident de partir, en 1943, pour un coin tranquille du Limousin, comme il le raconte dans le chapitre « Quatre saisons ». Le coin tranquille qu’on leur avait conseillé est une ferme au bord de la Vienne. Je vous recommande les pages qu’inspirent à Marc la contemplation des belles et charmantes vaches blondes, dans le pré sous sa fenêtre. Deux enfants l’initient à la pêche à la ligne. Il y a aussi des vieux, bien sympathiques. Mais une nuit de juin, « un poing heurta avec violence la porte de la ferme, puis une voix retentit dans la cour : – les Allemands brûlent tout ! Partez ! » C’est que la ferme où Marc et Else ont trouvé refuge est à huit kilomètres d’un village qui s’appelle Oradour. Marc évoque le massacre sans grandiloquence, avec sa précision habituelle. Il revoit une vieille femme qui, pour fuir, a mis ses beaux habits de jeune fille. Et aussi, après une visite sur les lieux où la division Das Reich venait d’accomplir son acte de barbarie :
« Me promenant sur les bords de la Vienne, en rentrant d’Oradour, je revoyais les cadavres d’enfants aux chairs cuites, des ossements carbonisés portés au cimetière dans des lessiveuses, par de jeunes prêtres masqués, un rosier avec ses feuilles vertes devant une maison en ruines, la longue rue charbonneuse, et une tête noire de vache dans son collier de fer. »
Malgré l’horreur, Marc se souvient avec reconnaissance des jours passés en Limousin : « Jamais retraite ne fut plus hospitalière, paysage plus apaisant. Les ruines et les morts s’effacent, mais les images de l’eau vive, des peupliers miroitants et quelques voix humaines qui nous ont aidés à ne pas désespérer, demeurent au plus secret de nous. »

Quand Marc n’avait plus le sou, il partait. Je cite :
« Quand on a envie de voyager, le mieux est de partir, sans trop se soucier de l’argent, ni de l’heure. Je mangeais dans une gargote de la rue de la Grande Chaumière quand je décidai, au milieu de mon miroton, d’aller en Espagne. Le temps d’aller à la gare et je prenais le train qui m’attendait pour se mettre à rouler. Il y a toujours un train sous pression si votre envie est irrésistible. »
Il partait, comme je l’ai dit, pour quelque contrée très pauvre : Majorque, le Maroc, la Grèce, en vivant comme les gens du pays. C’est ce qu’il explique dans « Croquis marocains ». « Un pays comme le Maroc, où la paresse est respectée, avait bien de quoi me séduire. »

Il s’installe à Mazagan, dans une « kissaria », une échoppe abandonnée : « Une alvéole, une table, une chaise, un carré de ciel, une cour au ciment craquelé où poussait l’herbe, des oiseaux par douzaines, la liberté, le soleil, et au travail !... Cela dura deux mois. Deux mois de bonheur absolu. »

Majorque est un autre lieu privilégié de vacances, et en même temps le retour au pays de son père. Deux chapitres, « Mallorca » et « Nouveau séjour à Mallorca », évoquent sa vie dans la grande île des Baléares. Le premier séjour quand il a quarante ans. Et le deuxième cinquante. Il commente : « Deux sauts de puce et voici le vieillard. Puis un petit saut dans le vide. Ceci dans le meilleur des cas. » La Majorque de Marc Bernard n’est pas, vous nous en doutez, la Majorque des charters allemands pleins de touristes. C’est celle du petit peuple : Jaime, le zapatero (le cordonnier), et sa femme qui tient une épicerie-mercerie. Et aussi Mme Bloch, suissesse, bistrotte et fervente catholique, Pedro le marchand de tabac qui a du mal à s’en sortir, parce que tout le monde, même les douaniers, fume du tabac de contrebande, et les pêcheurs de langoustes et de calamars. Quand meurt l’un d’eux, on le porte au cimetière, à travers champs, à bout de bras, son dernier paseo.

Marc, lui, comme partout où il se trouve, fait contre mauvaise fortune bon cœur. Voici comment il décrit ce qu’il a trouvé en guise de bureau : « Je suis sans doute le seul écrivain qui attrape des ampoules pour écrire ; un système de cordes me permet de me hisser dans la soupente d’une étable. J’arrive là-haut essoufflé, les mains rugueuses, pareil au matelot qui va réduire la voile dans le cacatois. » Mais là, il entend les oiseaux, il aperçoit des poulains qui dansent dans le pré voisin. « Je crois être dans un nid. »


Au soir de sa vie, après la disparition d’Else, Marc reviendra à Majorque et s’y construira une maison. Je crois que pour ce bout de terrain, 400 mètres carrés, avec quelques arbres, dans une petite crique, il ne s’était pas soucié d’avoir un titre de propriété dans les règles. Et pas davantage de factures pour la construction de la maison. Entre gens d’honneur, on n’en a pas besoin. Vous allez quand même vous demander comment il l’avait payée. C’était au prix d’un grand sacrifice. Il est allé pendant tout un semestre donner des cours dans une université américaine. « Je vends mon âme », disait-il. Il eut l’idée d’apporter des disques avec la voix de Valéry, Claudel, Éluard, Prévert pour les faire entendre à ses étudiants.

Je suis allé chez lui, à l’est de Majorque, un endroit nommé Cala d’or. Il semblait heureux. Il se baignait. Il aimait ses arbres. Si d’aventure il mangeait une côtelette, il enterrait l’os au pied d’un pin maritime, pour le nourrir.

Je fais une parenthèse à propos de l’œuvre de Marc. Pour toute la première partie, on peut parler de littérature populiste. Après la mort d’Else apparaît un tout autre écrivain, soucieux de faire revivre cet amour, avec des livres presque mystiques comme celui qui a pour titre La Mort de la bien-aimée.

Je reviens à Majorque. La première fois où il rêve à l’île où sa famille paternelle avait vécu pendant sept siècles, il se trouvait au bord de la mer, à Barcelone. C’était en 1937. Marc ne nous dit pas ce qu’il faisait à Barcelone, en pleine guerre civile. Il fumait un cigare en contemplant la mer quand un milicien l’arrêta, et il fut emmené pour une de ces promenades en voiture qui se terminait en général par une séance de tir.
« Il y avait alors un sport très en faveur tras os montes, qu’on appelait « ley de fuga ». Cela rappelait le tir au pigeon. On vous lâchait dans un champ ; quand vous aviez pris quelque distance, on vous abattait à la douce, comme au stand. Le lendemain, le camion d’ordures ménagères venait vous ramasser avec les autres cadavres, on vous empilait et vous partiez pour le trou. »
Ce qui paraissait suspect, c’est que son passeport montrait qu’il était allé à Majorque, peu avant le début de la guerre civile. Les choses s’arrangèrent de justesse. Les anarchistes catalans finirent par comprendre que Marc n’était ni un espion allemand envoyant des signaux à un sous-marin ni, malgré le puro, un capitaliste.

Pour Marc, l’homme des garrigues, la neige paraissait une singularité magique et effrayante. Petit enfant, à Nîmes, en plein été, en plein soleil, il restait fasciné par une flaque de neige, juste devant la porte de la maison. Ce qu’il prenait pour de la neige, c’était de la chaux. Le chapitre « Magie de la neige », le montre émerveillé par les immensités neigeuses du Tyrol et surtout l’ordre, le calme, la quiétude de la Suisse. Comme quoi on peut admirer, aimer, voire envier son contraire. Il a cru voir à Zurich « une image paisible de l’homme qui va à son pas, dans une sorte de silence ». Mais il avoue : « Si je m’étais fixé dans l’une des claires maisons zurichoises, la nostalgie du large m’aurait tiré de ma cage fleurie. »

À Nîmes, la tauromachie fait partie de la vie. Mais le petit Marc n’avait pas les moyens de se payer l’entrée des Arènes. Alors il se collait aux grilles. De la grande fête, il n’avait droit qu’aux sons, à la musique, aux cris de la foule. La passion des corridas, gravée dans l’enfance, n’a jamais quitté Marc Bernard. Le chapitre « La feria de Valence » est un véritable traité de l’art taurin. Je me souviens qu’il m’a donné rendez-vous à Pampelune, à l’occasion de la San Fermin. Il m’a emmené dans l’hôtel que Hemingway a décrit dans Le Soleil se lève aussi, et qui était tenu par l’hôtelier même du roman, Montoya, de son vrai nom Quintana, pour rencontrer son ami le matador Chiculeo II, lequel a connu une étrange mort pour un matador : pas dans l’arène, mais dans un accident d’avion.

Je vous ai dit qu’un homme généreux, un docteur portant le nom prédestiné de Paradis, a permis à Marc de finir sa vie loin de tout souci matériel. Marc me l’avait annoncé en ces termes : « Paradis m’a cédé un petit logement à côté de son jardin où se trouve un platane admirable, un bassin moussu et quelques moustiques. J’y serais très bien si je pouvais maintenant me trouver bien quelque part. Mais je vis davantage désormais parmi les ombres. C’est le privilège du grand âge, avec la gratuité dans l’autobus. »

C’est là que, le 15 novembre 1983, s’achevèrent ou, si l’on veut, commencèrent, les vacances de Marc Bernard.

Roger Grenier, « Les vacances de Marc Bernard », portrait de l’écrivain Marc Bernard, à travers l’évocation de son livre Vacances, qui est une véritable profession de foi d’irrégulier.


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